«Oui, il y a un basculement démographique qui pourrait faire craindre que la France ne change de visage dans quelques années.» Sur le plateau de BFM Politique, les propos de Jordan Bardella ne sont pas passés inaperçus. Le 29 août, le futur président par intérim du Rassemblement national (RN) a décidé de mettre les pieds dans le plat, au détour d’une question sur l’un de ses tweets.
«Les données de l’INSEE nous confirment ce que nous disons depuis longtemps: l’immigration entraîne un changement de population inédit dans notre histoire par sa rapidité et son ampleur», tweetait-il le 25 août. «Jordan Bardella faisait probablement allusion à une étude de l’INSEE parue au mois d’avril, qui indiquait qu’entre 2017 et 2018, la population française s’était accrue de 317.000 personnes, et que parmi elles, 44% étaient immigrées», suppute Le Monde, qui revient sur la «théorie complotiste» du «Grand remplacement». Une expression formulée par l’écrivain Renaud Camus, jusqu’à présent dénoncée par le parti lepéniste lui-même.
Basculement, «ce n’est pas le mot qui convient»
Mais Bardella ne faisait-il pas plutôt référence à une publication antérieure, qui a récemment refait surface? La veille de ce tweet, le site Causeur publiait en effet une analyse de l’Observatoire de l’immigration et de la démographie. Analyse qui portait sur les données mises en ligne en juin 2020 par France stratégie, à travers un important travail de cartographie. Des cartes, elles-mêmes basées sur un demi-siècle d’informations collectées par l’INSEE au gré de recensements dans 55 agglomérations françaises entre 1968 et 2017.
Parmi les critères étudiés dans cette étude qui se penche sur la «ségrégation résidentielle», on retrouve la tranche d’âge, le type de logement, le niveau de vie, la catégorie socioprofessionnelle, mais aussi l’origine migratoire des habitants de ces «unités urbaines».
Ce dernier paramètre permet de constater une sensible hausse, sur trente ans, de la part des mineurs (0-18 ans) nés d’au moins un parent issu de l’immigration extraeuropéenne dans les grandes villes et leurs périphéries. Dans l’article de Causeur, qui oppose les chiffres de 2017 à ceux de 1990, le terme de «basculement démographique» est lâché d’emblée.
«Ce n’est pas le mot qui convient», réagit Jean-Paul Gourévitch au micro de Sputnik. «Cette notion de “basculement”, comme si c’était quelque chose qui venait de se produire, est fausse», souligne ce spécialiste de l’immigration. «C’est une évolution démographique qui a lieu depuis trente ans» insiste-t-il.
Bien que ces données de 2017 soient «déjà obsolètes» aux yeux du spécialiste des migrations, ces dernières n’en demeurent pas moins éloquentes pour des profanes. En l’espace de trois décennies, la proportion de mineurs dont au moins un parent est un immigré extraeuropéen est passée de 22,4% à 37,5% dans Paris intra-muros. En banlieue de la capitale, cette hausse est encore plus marquée. Plusieurs communes de Seine–Saint-Denis comptent même une majorité de mineurs d’origines extraeuropéenne: 73% à Villetaneuse, 72% à Clichy-sous-Bois ou encore 71% à La Courneuve.
Le Grand remplacement, une «hypothèse de travail parmi d’autres»
Même topo dans les Yvelines, avec Mantes-la-Jolie, Les Mureaux et Trappes ou encore Villeneuve-la-Garenne, Bagneux et Gennevilliers, dans les Hauts-de-Seine. Des communes où il existait déjà une forte proportion d’immigrés il y a trente ans, à la différence d’autres villes. C’est aussi tout particulièrement le cas de l’agglomération de Melun, où la proportion d’enfants ayant au moins un parent immigré extraeuropéen a triplé (passant de 14 à 53% dans la commune du Mée) en l’espace d’une génération, pour devenir quasi-majoritaire.
«On est en train de découvrir des choses évidentes pour ceux qui travaillent sur le sujet depuis vingt ans», s’agace l’auteur du Grand remplacement, réalité ou intox (Éd. Pierre-Guillaume de Roux, 2019). Si l’on peut bel et bien dresser un constat à partir des données de l’Observatoire de l’immigration et de la démographie, Jean-Paul Gourévitch met en garde contre la tentation d’en tirer des projections trop hâtives. Le futur reste incertain, l’imprévu est à prévoir: «Il y a trois ans, personne n’avait anticipé le Covid!», soulève-t-il avec malice.
«On ne peut pas partir du constat d’une évolution pour dire que celle-ci va se prolonger de façon linéaire et, surtout, on ne peut pas faire de prévisions sur 25, 30 ou 50 ans. Elles ne sont pas scientifiquement cohérentes; il y a trop d’incertitudes pour pouvoir penser qu’une évolution sera linéaire», insiste-t-il.
«C’est toujours la même erreur que font les futurologues», regrette Jean-Paul Gourévitch «c’est-à-dire qu’ils pensent que lorsqu’une courbe est commencée, elle va se prolonger de la même façon. Non: on a vu des ruptures, des accélérations, des changements de cap…», poursuit notre intervenant. Pour ce dernier, si le Grand remplacement est une «hypothèse tout à fait possible», elle n’en demeure pas moins une «hypothèse de travail parmi d’autres».
«Le fait de camoufler pousse les gens à fantasmer»
À ce titre, Jean Paul Gourévitch regrette le tabou qui reste de vigueur autour de telles données. Contrairement à une idée largement répandue, seule la collecte de données relatives à «l’origine ethnique ou à la race» est jugée anticonstitutionnelle en France. L’origine géographique ou encore la nationalité antérieure à la nationalité française sont par conséquent des données dont la collecte est de facto autorisée sous certaines conditions.
«En France, on continue à faire comme si on n’avait pas le droit de les utiliser, alors que l’INSEE et l’INED les utilisent plus ou moins. Donc c’est de l’hypocrisie complète!», s’agace l’essayiste. Pour ce dernier, pouvoir dresser ainsi des statistiques sur l’immigration constitue «un élément de transparence» en plus de permettre d’évaluation concrète des phénomènes de discrimination dans la société.
«Cela fait partie du débat public. Le fait de le camoufler pousse au contraire les gens à fantasmer. Comme il n’y a pas d’information, il y a la rumeur. […] Il n’y a rien de pire que la désinformation ou l’absence d’information».
Le développement de «réflexes» de xénophobie et de peur, sur la base d’un sentiment d’invasion ou d’«amalgames rapides entre immigration, délinquance et islamisme», seraient ainsi à mettre au crédit de ceux qui cherchent à taire les chiffres de l’immigration en France.