Porcs travaillés à coups de tournevis, employés supposés couper la queue des animaux à vif et leurs dents à la tenaille, cadavres laissés à l’abandon. Mi-août, une vidéo choquante prise dans un élevage de porcs dans l’Yonne a fait le tour des médias. L’association de défense des animaux L214 dénonce régulièrement les conditions de vie des animaux dans les élevages.
Le bien-être animal, mais aussi l’engagement pour l’environnement (libération des terres agricoles, réduction de l’impact de l’élevage) sont autant de raisons qui poussent certains chercheurs français à élaborer de la viande cultivée, dite cellulaire ou de laboratoire. Des produits qui ne nécessitent pas l’abattage d’animaux et demandent moins de ressources naturelles, explique dans un entretien à Sputnik Nathalie Rolland, co-fondatrice et directrice exécutive de l’association Agriculture cellulaire France.
«La culture cellulaire permet de développer ce qu’on appelle de la chair animale qui contient des cellules. À partir de là, on peut faire plein de choses. On pourrait produire de la viande, du poisson, des fruits de mer. En fait je ne vois pas ce qu'on ne pourrait pas faire», note-t-elle.
Nathalie Rolland, Agriculture Cellulaire France, dégustation de saumon cultivé
© Photo The Wild Type
Ainsi peut-on obtenir steaks hachés, saucisses, nuggets, etc. Théoriquement, le processus consiste en un prélèvement indolore par biopsie de cellules souches d’un animal (vache, porc, poulet, saumon). Celles-ci se multiplient pour ensuite devenir des cellules de muscle dans un environnement adapté à leur croissance, dans des bioréacteurs.
Le paradoxe français
Jusqu’ici, seule Singapour a donné son feu vert, fin 2020, pour produire des nuggets de poulet cultivé par la société américaine Eat Just. En France, et dans d’autres pays, seuls des prototypes sont actuellement développés par quelques dizaines de sociétés. Et bien que ces produits n’aient pas encore été commercialisés, la France les a déjà bannis partiellement de l’assiette.
En mars, la commission spéciale de l’Assemblée nationale a approuvé un amendement interdisant la viande cultivée dans les cantines scolaires et universitaires. Un amendement liberticide et anti-écologique, selon l’association.
Le 22 août, la loi, dont l’amendement fait partie, a été promulguée. L’article en question prévoit «l'exclusion des denrées alimentaires qui se composent de cultures cellulaires ou tissulaires dérivées d'animaux ou qui sont isolées ou produites à partir de cultures cellulaires ou tissulaires dérivées d'animaux».
«Il n'y a qu’en France qu’on trouve des réactions de rejet […]. C’est bien de vouloir défendre les intérêts de l’industrie, mais il faut aussi penser au futur», estime Nathalie Rolland.
Fin 2020, le ministre de l’Agriculture Julien Denormandie s’en est pris directement à la culture cellulaire, twittant qu’en France la viande restera «naturelle et jamais artificielle».
Du foie gras qui ne tue pas le canard
Pour l’heure, la scène française cellulaire compte deux acteurs majeurs: la start-up Gourmey, qui développe un foie gras cultivé comme alternative au foie gras conventionnel, produit controversé, nécessitant le gavage des canards. Orienté sur les marchés asiatique et américain, Gourmey est actuellement en phase de recherches, laquelle devrait aboutir dans les 12 à 24 prochains mois, indique Nicolas Morin-Forest, co-fondateur de la société, contacté par Sputnik.
Bien que la start-up n’ait pas encore de produit commercialisé, elle propose déjà des dégustations de ses prototypes. En juillet, la journaliste de Bloomberg Géraldine Amiel a goûté du foie gras cultivé par Gourmey. «C’est remarquable. C’est exactement la même chose que le produit traditionnel», réagit-elle dans vidéo après avoir goûté du foie gras grillé aux légumes.
Une autre start-up française, Vital Meat, filiale du groupe Grimaud, se penche elle sur la production de viande cultivée à partir de muscles de poulet. D’après les informations du Parisien, la société s’apprête à déposer son dossier à Bruxelles, d’ici la fin de l’année, pour obtenir une autorisation du régulateur alimentaire.
«L’idée avec ces produits de l’agriculture cellulaire, c’est de proposer [aux consommateurs] des produits qui ont les mêmes caractéristiques que ceux qu’ils connaissent, au niveau du goût, de la texture et de l’utilisation. On ne change pas les produits, on change la façon dont ils sont produits», avance Nathalie Rolland qui avant de créer l’association a travaillé avec le chercheur néerlandais Mark Post qui a mis au point en 2013 le premier burger à la viande de laboratoire.
Qui serait prêt à changer ses habitudes?
Les flexitariens, ceux qui limitent leur consommation de viande, sans être exclusivement végétariens, sont en première ligne.
«La cible privilégiée ce sont des gens qui consomment des produits animaux parce qu’ils aiment ça, qui sont sensibles, qui sont au courant de l’impact de ces produits sur notre société, mais qui n’ont pour autant pas arrêté complètement d’en consommer. Ils aiment ces produits, mais sont ouverts aux alternatives», explique la co-fondatrice d’Agriculture cellulaire France.
Viande cellulaire, Aleph Farms
© Photo Aleph Farms
D’après elle, dans un premier temps, les produits cultivés seront plus chers que ceux conventionnels. Cependant, à long terme, la tendance s’inversera, car la viande cellulaire demande moins de ressources naturelles. Future Meat, société israélienne, se dit capable de produire du blanc de poulet pour 3,9 dollars.
Les défis à relever
Pourtant, des spécialistes en produits animaux «classiques» émettent logiquement des réserves, pointant les nombreux défis restant encore à surmonter. Ainsi, l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) évoque des limites techniques et les défis nutritionnels du concept cellulaire.
«Pour l’instant, la viande in vitro ne reproduit pas ces qualités nutritionnelles et sensorielles: elle est pauvre en myoglobine, donc en fer, et doit être assaisonnée avec de nombreux ingrédients pour se rapprocher du goût de la viande», expose Jean-François Hocquette, directeur de recherche à l’Inra dans une interview parue en janvier sur le site de l’institut.
Autre défi important: la reproduction d’un milieu de culture (pour que les cellules prélevées d’un animal se développent) sans sérum de veau fœtal, car ce dernier nécessite l’abattage de vaches gestantes.
Boulette de viande cellulaire de Mosa Meat
© Photo Mosa Meat
Quoi qu’il en soit, les produits cellulaires sont plutôt censés «compléter l’offre» (viande de qualité, viande végétale) qu’absorber la viande «classique». De plus, les entreprises du secteur ne développent de tels produits que depuis deux ou trois années, bien que les premières expérimentations remontent à longtemps, conclut Nathalie Rolland.