«Contrairement aux promesses répétées du Premier ministre Khan et de ses généraux –selon lesquelles le Pakistan ne considère pas qu’une prise de pouvoir par les talibans* en Afghanistan soit dans son intérêt–, les réseaux et organisations [pakistanaises, ndlr] qui soutiennent les talibans* célèbrent ouvertement la destruction des actifs et des capacités du peuple et de l’État afghans», déclarait le 16 juillet Achraf Ghani, alors Président d’Afghanistan lors d’une conférence régionale.
Pour le dirigeant en fuite, pas de doute: si le groupe islamiste contrôle aujourd’hui Kaboul, c’est en raison du soutien sans faille qu’il a reçu d’Islamabad. «10.000 combattants jihadistes sont entrés dans le pays depuis le Pakistan au cours du mois dernier», affirmait l’ancien chef d’État. Une preuve irréfutable, selon lui, de l’implication pakistanaise dans la chute du gouvernement afghan.
«La réalité n’est pas aussi simple», tempère au micro de Sputnik Karim Pakzad, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et spécialiste de l’Afghanistan.
Car si effectivement, «le Pakistan est une base arrière pour les talibans*», une telle accusation, «à chaque fois que l’Afghanistan est en difficulté», passerait à côté de l’essentiel.
Enjeu de sécurité nationale pakistanaise
Bien sûr, les liens entre les «étudiants» et Islamabad ne sont pas neufs. Face à l’instabilité politique et l’anarchie dans les années 1990 en Afghanistan, «le Pakistan a créé les talibans*», explique Karim Pakzad, afin d’éviter qu’une force qui leur serait hostile ne s’impose sur leur flanc ouest. Une situation que les dirigeants pakistanais considéraient déjà comme une menace existentielle pour le pays, déjà confronté à l’ennemi indien à l’est:
«L’alliance avec les talibans* est primordiale pour le Pakistan. Si jamais un gouvernement hostile au Pakistan arrivait en Afghanistan, le pays serait entre l’enclume afghane et le marteau indien», explique notre interlocuteur.
C’est donc sous l’aile du général Nasrullah Babar, ministre de l’Intérieur de Benazir Bhutto, que le Pakistan a officiellement reconnu le mouvement taliban*, le soutenant activement en lui fournissant armes, financements, refuges et même aide militaire, dans le conflit civil qui a opposé les seigneurs de guerre afghans après le départ de l’Armée rouge, jusqu’à leur arrivée au pouvoir en 1996.
Mais ils l’ont fait «avec le soutien matériel et financier de l’Arabie saoudite et des Émirats, et avec le consentement politique des États-Unis et de la Grande-Bretagne».
Intervention américaine
Une telle alliance solidifiait de surcroît les ambitions pakistanaises au Cachemire. En effet, les talibans* entretenaient une proximité idéologique avec les groupes pakistanais actifs contre l’armée indienne dans ce territoire dont les deux puissances nucléaires se disputent la souveraineté. D’une pierre, Islamabad faisait deux coups.
Le 11 septembre est toutefois venu bouleverser cette relation fonctionnelle. Sur demande de Washington, le Premier ministre pakistanais Pervez Musharraf s’est vu intimer de fermer ses frontières aux combattants pakistanais désireux de se battre aux côtés des talibans* en Afghanistan. Il dut aussi ouvrir ses bases militaires et son espace aérien aux bombardiers américains, au risque de voir Washington traiter le Pakistan en ennemi. Une demande à laquelle le dirigeant pakistanais a accédé, renvoyant dans la clandestinité la relation entre Islamabad et les talibans*. Cet épisode marqua «le début de vingt années de tiraillement entre la nécessité de ménager les intérêts américains et celle de protéger les talibans* afghans», souligne le journaliste spécialiste du Pakistan Emmanuel Derville dans les colonnes du Figaro.
Frontière inexistante
Le Pakistan continuera toutefois de soutenir discrètement les talibans*, leur fournissant notamment un refuge de leur côté de la frontière, profitant de sa porosité:
«L’Afghanistan ne reconnaît pas officiellement la frontière avec l’Afghanistan», explique Karim Pakzad.
En effet, les deux pays sont séparés par une limite de 2.400 kilomètres nommée la Ligne Durand, du nom d’un diplomate britannique l’ayant tracée en 1896. Celle-ci est contestée par Kaboul qui ne la reconnaît pas comme frontière internationale. «C’est la raison pour laquelle les Pachtounes pakistanais, les frères des talibans* afghans, viennent de l’autre côté d’une frontière qui est plus que poreuse, elle est totalement ouverte», poursuit notre interlocuteur.
En 2017, les autorités pakistanaises s’étaient lancées dans la construction d’une barrière à la frontière, une décision critiquée par Kaboul à l’époque. Elle n’est toujours pas achevée à ce jour. Des deux côtés de cette ligne héritée de l’Empire britannique vivent des communautés pachtounes. Islamabad et ses alliés talibans* ont ainsi pu profiter de cette porosité pour continuer de collaborer discrètement.
Pourtant, un tel soutien variant au gré des circonstances ne ferait pas pour autant des talibans* des «marionnettes pakistanaises», ou le bras armé du Pakistan en Afghanistan, prévient Karim Pakzad:
«Même si des liens forts existent entre les deux partis, que les talibans* ont été ‘créés’ par les Pakistanais pour stabiliser l’Afghanistan, ils ne sont pas inféodés à Islamabad», clarifie-t-il.
Sans pour autant être totalement «indépendants vis-à-vis du Pakistan», les «étudiants» auraient «pris une certaine autonomie vis-à-vis d’eux». Le plus grand fournisseur d’armes des talibans* ces dernières années n’est d’ailleurs plus le Pakistan mais l’Armée nationale afghane «dès lors qu’elle abandonne une position», conclut-il avec ironie.
*Organisation terroriste interdite en Russie