En moins de dix jours, deux milliardaires se sont offert un court passage en apesanteur. Le 20 juillet, le fondateur d’Amazon Jeff Bezos a été propulsé pour quelques minutes au-dessus de la Terre à bord de sa capsule Blue Origin. L’homme le plus riche du monde s’était fait néanmoins damer le pion neuf jours plus tôt par un autre milliardaire, britannique cette fois-ci. Richard Branson, patron de Virgin Galactic, réalisait lui aussi un vol suborbital à bord du SpaceShipTwo un peu en dessous des 100 km, frontière officielle de l’espace. Deux vols à l’empreinte carbone assez faible puisque encore isolés, comme l’explique au micro de Sputnik l’ingénieur au Centre national d’études spatiales (CNES) Christophe Bonnal. Pour ce dernier, comme toujours, tout est une question d’échelle, mais aussi de technologie.
Le tourisme spatial de masse
Le 11 juillet dernier, le vaisseau du patron de Virgin Galactic décollait à flanc d’avion porteur avant d’être largué à 12.000 mètres d’altitude pour une propulsion à la verticale en direction de l’espace. Une technique assurée par un système de carburant solide extrêmement émetteur en CO2, fait remarquer l’auteur de Pollution spatiale : l’état d’urgence (éd. Belin).
«Le vol a consommé six tonnes de protoxyde d’azote (N2O) et une tonne de polybutadiène. Ce dernier, lorsqu’il brûle, génère à peu près 3 tonnes de CO2 par passager. De même des suies très carbonées sont relâchées à très haute altitude et peuvent rester longtemps dans la stratosphère.»
Virgin Galactic a de son côté déclaré à l’AFP être «engagé dans une démarche visant à réduire l’impact sur l’environnement» de son activité. Rien de comparable en effet avec le milliard de tonnes de CO2 émis chaque année par les vols commerciaux. D’ailleurs, la société a précisé que l’empreinte carbone de chacun de ses trajets valait peu ou prou «celle d’un voyage individuel en classe affaires à bord d’un Londres-New York».
Du suborbital à l’orbital
Une pollution résiduelle puisque ce tourisme est encore marginal mais qui, ramenée à chaque voyageur, est déjà très au-dessus des standards individuels recommandés par le GIEC pour respecter l’objectif du +2°C de l’accord de Paris de 2015. Or ce qui relève aujourd’hui du caprice de milliardaire pourrait à terme muter en un vrai «business de l’espace».
«Le tourisme suborbital a un marché potentiel très important», confirme Christophe Bonnal. Virgin Galactic a en effet annoncé avoir déjà vendu 600 billets pour les premiers voyages spatiaux à partir de 2022. La société envisage une moyenne de 400 vols par an!
«Les analyses sérieuses prévoient 50.000 passagers par an dans dix ans après le début de l’activité, détaille notre interlocuteur. À raison de cinq voyageurs par petite navette, cela veut dire 10.000 vols par an, donc un vol toutes les 20 minutes! L’empreinte carbone devient alors très significative.»
Et l’empressement des plus grosses fortunes à s’essayer à ce petit tour de manège dans l’espace devrait sans doute être au rendez-vous. La hausse de la demande et la baisse du prix du billet devraient gonfler à terme le réservoir de personnes financièrement disposées à s’acquitter de cette somme. Pour un vol à bord d’un vaisseau de Virgin Galactic, il vous en coûtera aujourd’hui 200.000 à 250.000 dollars. «Il sera bientôt à 100.000», prédit Christophe Bonnal pour qui, «avec 50.000 passagers par an, ce sera certainement 50.000 dollars le vol». Loin encore de la démocratisation, mais déjà à la portée de plusieurs milliers de privilégiés sur la planète. Une première étape avant les premiers voyages orbitaux, au-delà donc de la ligne de Karman, celle des 100 km, vers des résidences spatiales en orbite autour de la Terre.
«Ce qui revient à aller dans un hôtel spatial, réduit pour l’instant à la seule Station spatiale internationale, précise l’ingénieur au CNES. Là aussi il faut, comme tout hôtel, des taxis spatiaux pour y monter et plusieurs sont déjà disponibles ou en cours de développement, comme le Crew Dragon de Space X ou le vénérable Soyouz.»
Un tourisme de niche très peu polluant donc et amené à le rester pour quelque temps encore. Ces vols orbitaux contraignent à des entraînements de préparation beaucoup plus exigeants pour les passagers. Sans parler du coût du billet qui peut atteindre jusqu’à 50 millions de dollars. «Ce tourisme monte petit à petit et on peut tabler sur 50 personnes par an dans dix ans. Bien loin donc du suborbital et de ses possibilités de 50.000 passagers annuels», ajoute l’ingénieur.
Une panne dans trois cas sur cent
À son retour sur Terre, le patron d’Amazon a déclaré avoir été abasourdi par «la fragilité» et «la beauté» de cette «petite chose fragile» qu’est la planète bleue. Des propos ironiques au vu de la pollution générée par sa petite propulsion à Mach 3 dans l’espace? Pas vraiment.
Le moteur de son propulseur New Shepard, «un bijou de technologie», tourne à l’hydrogène et à l’oxygène liquides pour un coût carbone durant le vol égal à zéro, selon les spécialistes. Cette technologie de la production d’un hydrogène vert (par électrolyse) utilisée par le milliardaire pourrait «rendre clean» à terme ce tourisme spatial en devenir, selon Christophe Bonnal.
«Le patron de Virgin pense en businessman avec comme finalité de rentabiliser ce tourisme. Il veut vendre l’espace comme il écoule du Virgin Cola. C’est ce qui le distingue de Bezos qui, avec sa fortune, se fout de gagner 50 000 dollars par passager avec des clients grincheux qui lui feront des procès ou des crises cardiaques en vol. Ce qu’il veut, lui, c’est la Lune.»
À travers sa compagne spatiale Blue Origin et son projet Blue Moon, Jeff Bezos entend en effet participer au grand retour sur la Lune pour 2024. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il développe, contrairement au patron de Virgin, des véhicules spatiaux «qui décollent et atterrissent à la verticale, seul moyen de se poser sur notre satellite lunaire», précise Christophe Bonnal. À l’exemple d’un autre milliardaire, Elon Musk, patron de Space X, qui envisage lui d’implanter sur Mars une colonie d’un million d’habitants.
Au mois d’avril dernier, Jeff Bezos annonçait d’ailleurs porter plainte contre la décision de la NASA d’avoir privilégié la société Space X et sa fusée Starship pour envoyer les prochains astronautes américains sur la Lune. Une rivalité technologique que les chercheurs, notamment du CNES, scrutent avec intérêt puisqu’elle leur fournit des enseignements utiles au développement de leurs propres technologies. À l’exemple du moteur-fusée Prometheus en cours de développement carburant au biométhane avec un bilan carbone très bas.
Reste une limite qui devrait refroidir même les milliardaires les plus motivés. Difficile pour tous ces engins de se priver d’un moteur-fusée, obligatoire pour décoller à 4 000 km à l’heure à la verticale. Un moteur qui à l’allumage passe dans la chambre de combustion d’une température ambiante de 38°C à -250 °C en raison des réserves d’hydrogène. Pour atteindre les +3.000°C. En général, «ça tombe en panne dans 2 à 3% des cas», précise l’ingénieur. De la petite panne anodine à l’explosion du réservoir ou de la chambre de combustion.
«Si on table sur une explosion majeure tous les 1.000 vols, cela signifie tout de même que vous avez 50 morts par an. Ce qui sera probablement inacceptable», conclut Christophe Bonnal.