«Sur le plan stratégique, Barkhane est un échec total»: quelle évolution alors au Sahel?

Dans entretien à Sputnik, le Dr Djemal, analyste en sécurité internationale spécialiste de l’Afrique, dissèque les résultats du sommet G5 Sahel à Paris et les objectifs de la visite du Président nigérien en Algérie, dans le contexte du changement de cap de la présence militaire française dans la région. Pour lui, la Libye est à surveiller de près.
Sputnik

Après avoir participé le vendredi 9 juillet, à Paris, au sommet sur la situation sécuritaire dans les pays du G5 Sahel aux côtés de son homologue français, le Président nigérien Mohamed Bazoum s’est rendu en Algérie le 12 juillet pour une visite d’État de deux jours. Le même dossier sécuritaire était au centre des discussions entre les deux chefs d’État.

Ces deux déplacements sont à relier au plan d’Emmanuel Macron concernant la réorganisation du dispositif militaire français au Sahel, un mois après qu’il a annoncé la fin de Barkhane comme opération militaire extérieure. Le Président français a notamment décidé d’en réduire les effectifs d’environ 5.100 militaires à entre 2.500 et 3.000 hommes, ainsi que la fermeture progressive d’ici la fin de l’année de trois bases militaires françaises au Mali.

À quel scénario s’attendre dans cette région? Que vont faire les pays du Sahel pour venir à bout des organisations terroristes? Quel rôle pourrait jouer l’armée algérienne dans ce cadre?

Pour un meilleur éclairage sur toute la situation dans cette région sensible du monde, Sputnik a sollicité le docteur Mohamed Salah Djemal, analyste en sécurité internationale spécialiste de l’Afrique et chercheur non-résident au Centre européen des études de contreterrorisme (ECCI). Pour lui, «dans le contexte du règlement de la crise libyenne et à l’approche des élections présidentielles françaises, dont la campagne électorale débutera pratiquement en septembre, la nouvelle configuration des forces françaises au Sahel fait du Niger un pays central de la lutte contre le terrorisme».

Barkhane un «échec total»?

«Malgré quelques succès tactiques, l’opération Barkhane qui a exactement sept ans [lancée le 1er août 2014, succédant à l’opération Serval, ndlr] n’a pas réussi à venir à bout du terrorisme et des organisations djihadistes qui ont vu leur rangs se renforcer avec l’arrivée de centaines de combattants en provenance de Syrie et d’Irak», affirme M.Djemal.

Et d’expliquer qu’en «réalité, sur le plan stratégique, Barkhane est un échec total. En plus des moyens financiers engloutis, la plus importante raison de cet échec est, à mon avis, dû à la perte d’expertise dont a fait preuve la diplomatie et le renseignement extérieur français sur plusieurs dossiers sensibles au Levant, au Moyen-Orient et en Afrique, notamment en Libye et au Mali».

Ainsi, dans ce contexte, il estime qu’«il est tout à fait prévisible que la question de l’engagement militaire français au Sahel soit l’un des sujets centraux de la présidentielle française de mai 2022, sur lequel Emmanuel Macron serait vivement critiqué par ses adversaires, d’où sa décision de réduire le nombre de soldats et de fermer au moins trois sites militaires au Mali avant la fin de l’année 2021». Par ailleurs, il rappelle que le Président français a clairement indiqué à l’issue de ce dernier sommet G5 Sahel que «la lutte contre les organisations terroristes dans la région se fera dans le cadre d’une alliance internationale. Cette dernière associera les partenaires européens et les États-Unis, dont probablement la Task Force Takuba [à laquelle prennent part la Belgique, la République tchèque, le Danemark, l'Estonie, la France, l'Allemagne, le Mali, le Niger, les Pays-Bas, la Norvège, le Portugal, la Suède et le Royaume-Uni, ndlr] sera le fer de lance».

Le Niger au cœur de la bataille?

Concernant la place du Niger dans ce nouveau dispositif régional, M.Djemal rappelle que «Macron a également annoncé le transfert du commandement des opérations de la capitale tchadienne N’djaména vers la nigérienne Niamey, ce qui donne plus de poids à ce pays dans l’évolution de toute la stratégie antiterroriste dans la région».

Et de rappeler que «le Président Bazoum, qui avait déjà évoqué en mars l’éventualité du retrait français, lors d’un entretien à France 24 et RFI, a fait savoir à Paris que ce "n’était pas aux Français de faire la guerre au terrorisme au Sahel" à la place des pays de la région. Il a néanmoins mis l’accent sur la nécessité d’un soutien aérien, logistique, en renseignement, en armement de la part de la France et des États-Unis».

En dépit de nombreux résultats positifs obtenus par les unités de l’armée nigérienne, notamment dans la région de Diffa, à la frontière avec le Nigeria, où les populations ont commencé à rentrer chez elles grâce à un appui aérien, «il n’en demeure pas moins que la région des trois frontières [entre le Mali, le Niger et Burkina Faso, ndlr], notamment Tillabéri, constitue toujours une source de danger pour le Niger en raison d’une concentration de terroristes affiliés à plusieurs organisations. Ceci a entraîné un important déploiement de l’armée nigérienne dans cette partie du pays».

Quid de l’impact du processus politique en Libye?

Dans ce contexte, l’expert avertit que le processus de règlement politique en Libye «pourrait avoir des conséquences dangereuses sur la sécurité au Sahel, notamment sur celle du Niger qui pourrait devenir le maillon faible de la région, si tous les paramètres ne sont pas pris en considération».

À ce titre, Mohamed Salah Djemal rappelle qu’«à la dernière réunion du Conseil de sécurité dirigée le 15 juillet par Jean-Yves Le Drian dont le pays assure la présidence tournante, les membres de cette institution qui ont mis fermement l’accent sur la nécessité d’organiser les élections présidentielle et législatives en décembre, ont également demandé le départ immédiat et sans conditions de toutes les forces étrangères, dont les combattants et les mercenaires».

Dans ce sens, il informe que «selon l’Onu, il y a au moins 20.000 combattants et mercenaires en Libye, en plus des forces régulières turques. Tout le danger est dans les quelques milliers de terroristes incontrôlables qui pourraient être tentés de se disperser dans le Sahel en traversant la frontière entre la Libye et le Niger, dans le but d’atteindre la région des trois frontières, étant donné que celle avec l’Algérie est étanche et parfaitement sécurisée. Il ne faut pas oublier que feu le Président Idriss Déby Itno a été tué par un commando venu de Libye. Si ce scénario venait à se réaliser, l’armée nigérienne serait prise en sandwich entre la zone frontalière avec la Libye et la région des trois frontières. C’est dans ce sens qu’il faudrait lire le soutien apporté par l’Union africaine (UA) et le Président Bazoum, qui dénonce la junte militaire malienne, au plan de transition au Tchad, tout en appelant à un processus inclusif. Car une déstabilisation du Tchad aura inévitablement des conséquences dramatiques sur toute la région».

Quel rôle pour l’Algérie?

Concernant l’implication de l’armée algérienne au sein de la Force G5 Sahel tel que souhaité par la France et le chef de l’État nigérien, M.Djemal estime que «cette option n’est pas envisageable. Si participation il y a, elle se fera dans le cadre d’une opération de maintien de la paix sous l’égide de l’Onu et de l’UA, notamment en soutenant la Mission d’appui des Nations unies en Libye (Manul) et la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma). Même cette possibilité n’est pas envisageable à moyen terme, en raison de questions politiques, économiques et sociales internes prioritaires. Cependant, l’Algérie pourrait apporter un soutien logistique en plus du renseignement».

Enfin, l’expert explique que «le retour de Ramtane Lamamra à la tête de la diplomatie algérienne présage d’une réactivation des accords d’Alger de 2015 pour la paix au Mali, dont il est lui-même l’architecte». Ainsi, «fort d’une longue expérience et une connaissance fine des problèmes libyens et sahéliens, M.Lamamra pourrait même faire évoluer ces accords dont l’application stagnent ou trouver une autre formule, dans un contexte ou l’action de l’Algérie jouit d’un soutien américain», conclut-il, soulignant que sans «plan de développement économique de la région, les opérations militaires n’auront pas de résultats satisfaisants, surtout si la Libye ne retrouve pas la paix et la stabilité».
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