Vendredi 2 juillet, le ministère français des Armées a annoncé via un communiqué la reprise de sa coopération avec le Mali dans le cadre de l’opération Barkhane, après un mois de suspension, soit le 3 juin.
Le communiqué a indiqué que cette décision faisait suite aux engagements des autorités maliennes de transition «endossés par la CEDEAO lors du sommet du 19 juin. Un dispositif d’accompagnement de ces engagements a été mis en place».
Dans le même sens, la Défense française a souligné que «les groupes terroristes ont pour objectifs l'établissement, sur l'ensemble de l'Afrique de l'Ouest, de l'islamisme radical ainsi que la régression des libertés et des droits humains. La France reste pleinement engagée, avec ses alliés européens et américains, aux côtés des pays sahéliens et des missions internationales, pour s'y opposer».
Quels sont les motifs réels de ce revirement? Combien de temps durera encore l’opération Barkhane et quels seront ses nouveaux moyens? Où en est la transition politique au Mali, dont l’importance géopolitique notamment en termes de stabilité et de sécurité de toute la région du Sahel n’est plus à démontrer?
Pour un meilleur éclairage sur toute la situation dans cette région sensible du monde, Sputnik a sollicité le docteur Mohamed Salah Djemal, analyste en sécurité internationale spécialiste de l’Afrique et chercheur non-résident au Centre européen des études de contreterrorisme (ECCI). Pour faire un topo complet sur le contexte entourant la décision française, il suggère, avant tout, «de mettre en perspective la succession de plusieurs événements majeurs en lien direct avec l’engagement militaire occidental dans cette région». Ceci, en plus d’une considération interne à la France «liée à la prochaine élection présidentielle de mai 2022».
Au-delà «du coup d’État du colonel Assimi Goïta»?
«Au-delà des apparences qui s’offraient de prime abord à l’analyse, le coup d’État du colonel Assimi Goïta, médiatisé comme une réaction à l’éviction de ses hommes du nouveau gouvernement qui allait être annoncée, n’est en réalité qu’un maillon dans une longue chaîne d’événements présageant ce qui allait se passer», affirme le docteur Djemal.
Et d’expliquer que «c’est depuis novembre 2020 que la ministre française des Armées a commencé à laisser entendre dans ses déclarations que la France allait revoir son engagement militaire au Sahel. Ceci est apparu dans le sillage de la décision du Pentagone de fusionner les forces américaines pour l’Europe et pour l’Afrique sous un seul commandement [US Army Europe and Africa (USAREUR-AF), commandé par le général quatre étoiles Christopher Cavoli, ndlr]. Cette nouvelle force sera responsable des théâtres sud-européens et africains et des moyens qui y seront engagés».
Ainsi, l’expert estime que «l’opération Barkhane, qui mobilise environ 5.100 hommes, exerce une importante pression budgétaire sur la Défense française. Ceci, en plus des 50 militaires français tués au Sahel depuis le début de l’opération. Dans ce contexte, à l’approche de l’élection présidentielle de 2022, il est tout à fait prévisible que l’efficience de cette opération, en termes de réussite ou d’échec, soit l’un des points cardinaux sur lesquels la politique étrangère d’Emmanuel Macron pourrait être attaquée. C’est dans ce sens qu’il faudrait comprendre le repositionnement stratégique de la France concernant Barkhane, exigeant de ses partenaires européens et américains de mettre la main à la poche afin d’alléger le fardeau, sans qu’il soit question de se retirer définitivement, chose qui serait perçue comme un échec cuisant susceptible d’être exploité d’un point de vue électoral».
Dans ce sens, l’interlocuteur de Sputnik soutient que «c’est ce que la France semble avoir obtenu lors de deux sommets consécutifs de l’Otan, le 14 juin à Bruxelles, et de la Coalition internationale contre Daech*, le 28 juin à Rome en la présence de 25 pays africains, dont ceux du Sahel (Mali, Mauritanie, Burkina Faso, Tchad et Niger)».
Quid des enjeux géopolitiques et géostratégiques?
Penser que la France va se retirer du Sahel, le Mali en tête, ou de l’Afrique en général, «n’est pas raisonnable, en tout cas à court terme, en raison des enjeux économiques, géostratégiques et de zones d’influence», juge le docteur Djemal, ponctuant que «l’arrivée d’autres puissances mondiales en Afrique: la Chine, la Russie, l’Inde, la Turquie et Israël, fait éloigner cette éventualité. Le fait est que les États-Unis, pays pivot de l’Otan, du G7 et de la coalition anti-Daech* estiment que la Chine et la Russie représentent un danger réel auquel l’Alliance atlantique doit faire face, y compris en Afrique».
En effet, selon lui, «dans cette optique, les Américains qui ont pesé de tout leur poids lors du sommet de l’Otan pour rallier les Européens à leur vision, ne peuvent pas trouver meilleur allié pour se positionner en Afrique que la France, qui reste incontestablement la puissance occidentale la plus ancrée sur le continent africain [notamment dans les pays de la CDEAO, ndlr], aux côtés du Royaume-Uni».
Néanmoins, pour le spécialiste, «après l’échec de la mission américaine en Afghanistan sous prétexte de lutte contre le terrorisme et la décision des responsables américains de retirer leurs forces, il est inconcevable que les États-Unis interviennent militairement, mobilisant un grand nombre de soldats pour "lutter contre le terrorisme en Afrique". Les États-Unis, qui sont en train de déplacer l’essentiel de leurs forces vers le Pacifique où se jouera leur avenir face à la Chine, l’Inde et la Russie, ne fourniront que des formations, un soutien logistique, une coopération en matière de renseignement et probablement certaines opérations spéciales ciblant les chefs d’organisations terroristes en Afrique. C’est dans ce sens qu’il faudrait également lire la réconciliation franco-turque au sommet de l’Otan, notamment sur le dossier libyen».
Une «paix est possible en Afrique par le développement mutuel»
Enfin, le docteur Djemal explique que la présence en Afrique «des États-Unis, de la Chine, de l’Union européenne, de la France, du Royaume-Uni, de la Russie, de l’Inde, de la Turquie et à plus long terme de l’Iran est une arme à double tranchant». Et de détailler que «cela pourrait servir à instaurer un équilibre des forces profitables à tout le monde, notamment aux pays africains. Ainsi, elle pourrait devenir une source de plus grandes tensions et de guerres, sur fond de luttes d’influences sur le continent».
À cet effet, il affirme que «la responsabilité de ces grandes puissances, notamment celles qui sont membres permanents du Conseil de sécurité de l’Onu, est énorme et cruciale pour l’avenir de l’Afrique où une paix est possible par le développement mutuel gagnant-gagnant».
«Quand des groupes terroristes ou djihadistes sont alimentés par des milliers de combattants en provenance de Syrie et d’Irak, quand ils détiennent des armes lourdes à même d’affronter et de défaire les armées régulières africaines, il est tout à fait légitime de s’interroger sur l’origine de ces armes, sur qui les financent et surtout comment arrive-t-on à déjouer la vigilance des services de sécurité africains pour les faire parvenir sur les zones de conflits?», lance-t-il. À ce titre, il rappelle que «la quasi-totalité des pays africains ne sont pas des fabricants d’armes, ce qui écarte l’origine locale de ces armements».
«L’Afrique a besoin de suffisamment d’eau, d’énergie, de nourriture, d’agriculture, de systèmes de santé et d’éducation performants, d’industrie y compris nucléaire et spatiale, etc», énumère-t-il, rappelant que «c’est l’ordre néocolonial, dont le franc CFA est l’un des outils, l’endettement asphyxiant et les politiques du FMI qui sont responsables des faiblesses de tous genres dont souffrent les pays africains».
«Les États-Unis, qui ont lancé le plan Marshall pour rebâtir l’Europe après la Seconde Guerre mondiale, ont tous les moyens, avec les Européens, de refaire le même miracle en Afrique, en y associant notamment la Chine et la Russie», conclut-il.
*Organisation terroriste interdite en Russie