Procès en Algérie: «l’existence humaine n’est rien si elle ne s’empare pas de son destin dans la liberté créative»

Dans un entretien à Sputnik, le docteur Younes Benmahammed, enseignant-chercheur à l’université de M’Sila, analyse les causes profondes d’ordre sociologique, historique et philosophique de la répression intellectuelle se cachant derrière les procès intentés à un islamologue et à un ex-député concernant des déclarations d’ordre intellectuel.
Sputnik

Le procès en appel de l’islamologue algérien Saïd Djabelkhir, condamné en première instance le 22 avril 2021 à trois ans de prison ferme, se tiendra mercredi 7 juillet au tribunal de Sidi M’Hamed à Alger. Sa condamnation faisait suite à une plainte déposée contre lui par un enseignant de l’université Sidi Bel Abbès, Abderrazak Bouiadjra, docteur en informatique.

Aucun délit condamnable par la loi algérienne n’est reproché à l’islamologue, mais bien son avis de chercheur sur certaines questions religieuses jugé blasphématoire par le plaignant et les six avocats qui l’accompagnent. En effet, il est poursuivi pour «atteintes aux préceptes de l’islam», «atteinte et moquerie aux hadiths authentiques de la sunna du prophète, au pilier du pèlerinage et au sacrifice rituel du mouton de l’Aïd el-Kebir».

Par ailleurs, l’ex-député et fils du colonel Amirouche, l’un des héros de la guerre de libération nationale contre la colonisation française, Nordine Aït-Hamouda a été arrêté le 26 juin et mis sous mandat de dépôt le lendemain, suite à une conférence tenue à Tichy, dans la wilaya (région) de Béjaïa, où il avait traité l’émir Abdelkader, feu l’ex-Président Houari Boumediène et Messali El-Hadj, le père du nationalisme algérien, de «traîtres». C’était la seconde fois qu’il tient ses propos après ses déclarations le 18 juin à la chaîne privée El Hayat TV.

Pourquoi la justice algérienne se mêle-t-elle de questions philosophique ou historique qui auraient pu nettement mieux été traitées dans le cadre d’un débat rationnel contradictoire? Quelles sont les causes profondes de cet état des faits? Quel impact pourraient avoir ces actions en justice sur la liberté de penser et de conscience? L’inquisition revient-elle par la grande porte en Algérie? Que faire pour renverser la situation?

Afin de mieux éclairer ces questions, Sputnik a sollicité le docteur Younes Benmahammed, enseignant-chercheur en linguistique française à l’université Mohamed Boudiaf de M’Sila, dans l’est de l’Algérie.

L’Algérie «a besoin d’une culture universelle»

«L’existence humaine n’est rien si elle ne s’empare pas à bras le corps de son destin dans la liberté créative avec un sens critique constructif en vue d’un vivre-ensemble dans le respect et la tolérance sans la moindre condescendance», affirme le docteur Benmahammed.

Et d’ajouter que «c’est justement cet esprit d’échange, respectueux et respectable, qui procure à l’homme dans sa localité spéciale, puis dans son universalité et universalisme, le bonheur de créer avec infinité et sans complexe». Dans le même sens, il explique que le but ultime d’une telle dynamique culturelle et scientifique dans le pays «ne peut être que la cohérence sociale intérieure et la compréhension entre individus, mais également entre États et nations de toutes sortes».

Ainsi, partant de l’histoire des idées ayant aidé l’humanité à entamer le chemin de l’évolution et de la civilisation, l’interlocuteur de Sputnik souligne que son pays «a besoin d’une culture universelle guidée par le vrai, le beau et le bon. Cette culture devrait avoir comme leitmotiv la liberté, la paix, la justice, la raison, la création, la découverte et le respect de l’autre…».

À ce titre, le chercheur souligne que «cette ouverture au monde naturel et humain dans la curiosité et "la création à partir du néant" représente le cœur même de la condition humaine libre, gracieuse et honorable dans une société compréhensive et tolérante n’ayant jamais peur ni de l’inconnu ni de l’étranger ni de la nouveauté d’où qu’ils viennent sans distinction de religion, de race ou de couleur».

«Une civilisation faisant office d’un confluent»

Abordant les conditions culturelles et politiques dont se débattent la majorité des pays arabes, tel qu’illustrées par les cas de Saïd Djabelkhir et de Nordine Aït-Hamouda que plusieurs ont dénoncé comme un retour rampant de l’inquisition, Younes Benmahammed estime que «l’État à son tour doit y mettre du sien».

En effet, selon lui, «l’État doit protéger, encourager et diffuser le bon sens naturel que développe la sagesse rationnelle humaine avec une bonne dose de liberté, de critique et de fécondation des idées dans l’humanisme pour le bien de tous sans ostracisme aucun».

De cette façon, poursuit-il, «une société libre et cultivée d’une part, et un État légitime et légal, d’autre part, vont de pair pour réaliser ce rêve sous la bannière de la liberté que brandit et crie haut et fort une élite intellectuelle responsable et audacieuse au nom de l’inaliénable vivre-ensemble». Ainsi, dans ce creuset naîtra une atmosphère «de civilisation faisant office d’un confluent qu’alimentent des affluents divers et variés», soutient-il, précisant que «cette liberté doit garantir le frottement des convictions sans s’anéantir dans le dessein d’exister, de laisser exister et au mieux de faire exister l’autre, ou tout simplement de coexister paisiblement, si ce n’est avec amour et compassion, avec autrui».

La justice peut-elle se substituer au débat rationnel?

Pour le docteur Benmahammed, transférer les débats scientifiques et historiques à l’intérieur des tribunaux en Algérie «n’est pas un signe de bonne santé démocratique et culturelle».

«Les pays arabes sont encore dans une ère où le bon sens se fait rare et la rationalité brille par son absence à cause d’une appréhension généralisée notamment dans ces pays sous-développés que terrasse la dictature, sape l’enfermement et ronge le fanatisme de tous ordres», indique-t-il. Il suggère de «développer la critique intellectuelle dans une démarche de libération des esprits des leurres qui ont été ancrés avec le temps au sein de ces communautés fermées que secoue et ébranle la moindre sortie des sentiers battus épaulés par des us et coutumes sans fondement rationnel crédible».

D’où l’intérêt capital, explique-t-il, «d’instituer dans la culture populaire l’argumentation rationnelle et scientifique qui nie et renie toute violence au profit de la paix aussi intellectuelle que concrète».

En conclusion

Enfin, pour ce qui des moyens et de la démarche à suivre afin de remédier à cet immobilisme culturel, le docteur Benmahammed affirme que «les outils efficaces se trouvent entre les mains de l’État qui devrait et doit en fait avoir chevillé au corps la bonne gouvernance répandant dialogue, respect et échange libre dans une société bercée par le sens de la civilisation».

«La politique au sens noble du terme fraie le chemin de cette tendance naturelle chez l’humain à comprendre, à chercher et, par bonheur, à trouver ou à apprivoiser les vérités de l’existence», précise-t-il, soulignant que «toute chose est sujette à question et à critique en faisant l’objet de recherche sérieuse et sans concession loin de toute complaisance intellectuelle et de tout aveuglement de quelque type que ce soit».

Ainsi, en conséquence, «la violence cède de facto, impuissante, la place royale à la sagesse humaine à la lumière du verbe convaincant dans la discussion pacifique et le dialogue placide», conclut-il.

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