Le 19 juin, la chaîne Libya Al-Hadath, proche du commandant de l’Armée nationale libyenne (ANL), le maréchal Khalifa Haftar, annonce que les milices de l’ANL ont déclaré que la frontière avec l’Algérie était «une zone militaire fermée». L’information s’est répandue comme une traînée de poudre via les médias internationaux, avant qu’elle s’avère être une fake news savamment orchestrée.
Plusieurs éléments ont contribué au succès médiatique de cette fausse information, notamment sur les réseaux sociaux. En effet, les 29 et 30 mai, le chef du gouvernement libyen, Abdel Hamid Dbeibah, a effectué une visite à Alger lors de laquelle il a discuté avec le Président Tebboune de «la coopération bilatérale […], notamment la coordination sécuritaire, la lutte contre la criminalité transfrontalière, la protection des frontières communes ainsi que l'augmentation des échanges commerciaux». Le 8 juin, le Président algérien a affirmé à Al Jazzera que «Tripoli est une ligne rouge! Nous n'acceptons pas que la capitale d'un pays maghrébin et africain soit occupée par des mercenaires. L’Algérie allait intervenir d’une manière ou d’une autre» contre toute force qui menacerait la capitale libyenne.
Comment la mécanique des fake news intègre-t-elle des capacités faisant appel au cyber, à l’information, à la psychologie et à l’ingénierie sociale pour parvenir à ses fins? Comment les fausses informations arrivent-elles à semer le doute, à introduire des messages contradictoires, à polariser l’opinion et à radicaliser certains groupes? Comment lutter contre?
Dans un entretien à Sputnik, le Dr Ryma Rouibi, enseignante-chercheur à l’École nationale supérieure de journalisme et des sciences de l'information (ENSJSI) d'Alger, avance que «les fake news apparaissent de plus en plus comme un phénomène croissant, voire comme un enjeu géopolitique, national, régional, et même international».
La question n’est pas nouvelle
«En 1990 déjà, l’Irak a été l’objet d’une des plus célèbres fake news de l’histoire, celle du "Canon géant"», rappelle le Dr Rouibi. «La menace d’un pays belliqueux a été entretenue et amplifiée avant même l’invasion du Koweït en août 1990». Et d’ajouter que «la mobilisation de la communauté internationale par la suite pour appliquer les résolutions de l’Onu contre l’Irak n’a été que plus facile».
Dans le même sens, elle indique qu’«en 2003, nous avons vu comment les Américains ont envahi l’Irak à partir d’une fake news "officielle", celle des armes de destruction massive (ADM), matraquée par le Président George W. Bush, son chef de la diplomatie Colin Powell, ainsi que le Premier ministre britannique Tony Blair. Ce que Jacques Beaud a appelé "la gouvernance par les fake news"».
Ainsi, Ryma Rouibi estime que «le maréchal libyen s’inspire davantage des stratégies de tromperie en mode US pour distiller des informations qui impactent directement la sécurité nationale algérienne».
Une fake news en utilisant «des images d’archives»
Pour l’expert, ce sont les positions tranchées et inchangées de l’Algérie à l’égard du dossier libyen – réaffirmées plusieurs fois par son chef de l’État «au sommet de Berlin 1 en janvier 2020 et dans ses dernières déclarations à Al Jazeera» – qui sont les principales raisons de «cette fausse information lancée par Khalifa Haftar quatre jours avant le sommet de Berlin 2 sur la Libye».
Pour illustrer cette infox, poursuit-elle, les images diffusées suggèrent l’avancée des troupes de Haftar vers le poste d’Issine, près de la ville de Ghat, frontalière du poste algérien de Tin El Koum, dans la wilaya (région) de Djanet. «En utilisant des images d’archives […], cette information relayée par les médias mainstream tel que les chaînes Al Jazeera, Al Arabiya ou encore l’agence Reuters, démontre le danger de cette propagation asymétrique de l’infox et la dualité télévisions-réseaux sociaux où le consommateur, qu’il soit algérien ou étranger, se retrouve dans une véritable confusion», expose-t-elle.
«Le principe de l’infox repose sur l’intention de tromper l’autre. Et derrière chaque fake news il y a un objectif. Dans le cas de Haftar, ce dernier visait les esprits, en particulier ceux des deux peuples algérien et libyen», poursuit-elle. «En tout cas, actuellement, nous sommes à l’ère de la "géopolitique des fake news"».
Quels sont les dangers des fake news?
«L’émergence des fake news et leur diffusion ont mis à nu la réflexion humaine qui demeure en crise dans la mesure où l’on croit à tout ce qui est diffusé sur la Toile», juge le Dr Rouibi. «Ce phénomène menace la vie quotidienne dans toutes ses dimensions. Le secteur de la santé publique fut un cas édifiant avec la pandémie de Covid-19, où nous avons connu le "nouveau concept d’infodémie"». À ce titre, elle estime qu’«aujourd’hui nous devons aller vers la visibilité des institutions, car la règle est simple dans certains cas: combattre l’infox par l’information».
Pour revenir au cas de Haftar, «l’avantage pour le gouvernement algérien est que sa population est désintéressée des enjeux géopolitiques ou, du moins, elle est complètement noyée dans les défis internes. Le Hirak a isolé la foule de tout intérêt international ou, disons-le autrement, le national prime sur l’international».
Aujourd’hui, «nous sommes dans des frontières transnationales [selon Jürgen Habermas, ndlr] et beaucoup d’éléments internationaux peuvent affecter et déterminer le national. Cela montre également une crise dans le système sociétal algérien en termes de dynamique réflexive qui est la seule arme contre les fake news: savoir chercher, questionner, renouer avec le processus humain, douter et vérifier. Il s’agit de s’autoémanciper contre la dictature du "like" et du partage et de vérifier avant de diffuser, une sorte d’autonomie réflexive».
Que faire?
Pour combattre les fake news, il faut au préalable avoir conscience qu’une campagne de désinformation est en cours. Des solutions technologiques existent, permettant d’identifier si une campagne est en cours, son origine, qui tire les ficelles et quels pourraient être ses objectifs. En effet, dans ce genre de campagne de désinformation certaines caractéristiques se répètent souvent et peuvent être classifiées afin de reconnaître les signatures propres à certains auteurs, ce qui peut faciliter leur identification.
Ryma Rouibi suggère dans ce cas aux autorités de mettre en place «un système informatique de suivi et d’alerte pour les campagnes de désinformation qui pourrait en effet simplifier leur repérage dès leur lancement et en suivre l’évolution».
Par ailleurs, elle soutient qu’«avec le numérique, beaucoup de personnes ont perdu leurs réflexes humains et sont en permanence confrontées à des expériences pavloviennes, alors que réfléchir, penser, s’interroger, chercher la vérité sont les principales activités humaines. En un mot: le citoyen a besoin de renouer avec ces pratiques qui font de lui un humain et non une machine à produire de l’infox».
«Actuellement, nous avons besoin d’une véritable révolution des esprits, une éducation aux médias capable d’émanciper les générations à venir. Une des voies du salut est, à titre d’exemple, d’introduire cette discipline dans les programmes scolaires et dans la culture citoyenne et de renouer ainsi avec l’éthique journalistique», avance-t-elle. Et de conclure: «Nous avons besoin de renouer avec les aspects nobles qui caractérisent le métier journalistique et garantir la disponibilité et la véracité de l’information comme un droit humain».