Les élections législatives anticipées se sont tenues le 12 juin en Algérie. Ce scrutin est le troisième à connaître un taux d’abstention élevé, soit près de 77%, après l’élection présidentielle (60%) et le référendum sur la Constitution (près de 77% également) qui ont suivi l’avènement du Hirak en février 2019.
L’Algérie, qui passe par une grave crise politique, économique et sociale aggravée par la pandémie du Covid-19, baigne dans un environnement régional instable à l’instar de ce qu’il se passe en Libye, au Sahara occidental et dans les pays du Sahel.
Ainsi, les abstentions record constatées dans ces trois élections censées enthousiasmer les Algériens, après avoir mis fin à 20 ans de pouvoir de l’ex-Président déchu Abdelaziz Bouteflika, sonnent comme des alertes successives chargées de messages aussi sérieux qu’inquiétants. À titre d’exemple, il y a lieu de rappeler que le taux de participation à ces trois scrutins dans les wilayas (régions) de la Kabylie (Tizi Ouzou, Bejaïa et Bouira) est quasiment nul. Ceci, alors que des dizaines de militants du Hirak et des journalistes sont toujours détenus, attendant leur procès.
Comment analyser les résultats de ces législatives anticipées? Quels peuvent être leurs impacts sur la vie politique algérienne? L’abstention de la Kabylie ne consacre-t-elle pas un détachement de cette région de la communauté nationale qui pourrait ouvrir la porte à toutes les aventures séparatistes? Quelles perspectives à l’aune des prochaines élections régionales et locales?
Par ailleurs, que peut faire l’Assemblée populaire nationale (APN) actuelle pour redonner confiance aux Algériens dans les institutions de leur pays? Quelle pourrait être sa feuille de route et celle du gouvernement qui en découlera pour remettre l’Algérie sur les rails, relancer son économie et avancer vers une nouvelle étape de changement tant revendiqué par les citoyens?
Pour tenter de répondre à ces questions, Sputnik a sollicité le Pr Naoufel Brahimi El Mili, politologue et ex-enseignant-chercheur à Sciences Po Paris à la retraite, spécialiste de l’Algérie et auteur de deux livres sur ce pays: «France-Algérie, 50 ans d’histoires secrètes» (tome I et II) et «Histoire secrète de la chute de Bouteflika».
«Le Hirak "béni" a réalisé des acquis qui sont à saluer»
«Les dernières législatives s’inscrivent dans une feuille de route établie après la chute d’Abdelaziz Bouteflika, dont le but était de structurer une transition après les "20 honteuses"», affirme le Pr Brahimi El Mili, rappelant que «l’élection présidentielle, une nouvelle constitution et une nouvelle assemblée, sont les principaux jalons de la construction de l’après-Bouteflika». Dans ce cadre, il souligne que «le Hirak "béni" a réalisé des acquis qui sont à saluer: pas de cinquième mandat et plus de fraude lors des consultations démocratiques».
Abordant le phénomène de l’abstention, l’expert explique que «pour la présidentielle, les appels au boycott reposent sur le désir de créer une assemblée constituante avant toute chose. Position politicienne surréaliste car un tel processus est chronophage au moment où l’Algérie traversait une crise politique sans précédent».
Dans ce sens, il rappelle que «la Tunisie post-Ben Ali a "perdu" presque trois ans d’économie pour établir une nouvelle constitution. L’objectif était louable, notre voisin ne voulait plus de dictateur». Et de constater que «cependant le résultat est assez affligeant: personne ne détient le pouvoir donc personne ne décide vraiment, institutionnalisant ainsi l’immobilisme politique».
Ainsi, selon lui, «la constituante s’avère donc être une vraie mauvaise idée dans un contexte tunisien de transition. Que dire alors de l’Algérie, pays plus grand, plus complexe et surtout assujetti à moult tentatives d’ingérence».
Quid de l’abstention en Kabylie?
Pour ce qui est de l’abstention aux dernières législatives, l’interlocuteur de Sputnik indique qu’elle «s’explique par des raisons diverses. D’abord l’appel au boycott permanent, notamment en Kabylie où l’abstention était quasi-totale. Ensuite, nombreux étaient les Algériens à suivre les procès-fleuves des députés qui avouaient devant la justice avoir acheté leur siège à coup de milliards de centimes». «L’image de l’Assemblée nationale est ternie», juge-t-il.
Après la déchéance de l’ancien Président, «un autre Hirak s’est vautré dans une position de dégagisme outrancier», soutient le Pr Brahimi El Mili, rappelant que «toutes les transitions aussi bien dans les pays de l’Europe de l’Est, en Amérique latine qu’en Afrique du sud, ont réussi grâce à la négociation».
Et de constater que «le nouveau Hirak refuse de négocier ni même de dialoguer. Une posture très curieuse et peu constructive mais qu’il faut écouter voire convaincre».
Le prochain rendez-vous électoral «est très important: les municipales», avertit le spécialiste, soulignant que «la mairie est le premier lien entre le citoyen et l’État. À cette occasion, tout appel au boycott est non seulement irresponsable mais surtout criminel car il ne faut pas couper l’Algérien de la politique locale, elle fait part de sa vie quotidienne», met-il en garde.
Des chantiers à lancer pour «reconquérir la confiance des Algériens»?
Outre le manque de légitimité dont souffre l’APN fraîchement élue en raison du taux élevé d’abstention, Naoufel Brahimi El Mili estime qu’elle devrait prendre à bras le corps certains chantiers à même de «reconquérir la confiance des Algériens».
Pour lui, «vient en premier celui de la décentralisation, ensuite le système sanitaire et la politique éducative. Des sujets qui méritent une totale refonte pour mieux appréhender l’Algérie nouvelle».
Tout en affirmant que la décentralisation est un travail de longue haleine, il estime qu’il «convient de créer de nouveaux territoires, vocable plus adapté que régions car trop connoté. L’idée est de penser ces territoires par rapport à leurs spécificités culturelles, économiques et géographiques. Une complémentarité économique est à créer entre ces nouveaux territoires […] C’est aussi le rôle des municipalités dans un contexte de décentralisation intelligente. Sans oublier ni l’agriculture ni l’artisanat et encore moins la responsabilisation des politiques locaux voire territoriaux qui doivent être élus et disposer d’une plus grande marge de manœuvre».
Dans le même sens, l’expert souligne qu’il «n’est point nécessaire de détailler les graves insuffisances du système sanitaire algérien qui avait ouvert la voie à la diplomatie médicale [soins de responsables algériens à l’étranger, ndlr], forme subtile d’ingérence. La santé ne peut plus se limiter à la construction de mètres carrés d’hôpitaux confiée à des oligarques. Ce temps est révolu».
Et d’ajouter qu’il en est de même pour le secteur éducatif mais avec un défi supplémentaire: «la généralisation de l’enseignement de la langue amazigh dès les premières années de scolarisation. La langue berbère est une langue officielle, c’est par ce biais qu’il faut intégrer la Kabylie abstentionniste dans le tissu social du pays. C’est aussi le moyen de faire taire les inqualifiables attaques des islamistes à l’égard des Kabyles. Il est important de généraliser la berbérophonie pour les générations futures, il y va de l’unité du pays».
Des jalons pour le futur?
Enfin, Naoufel Brahimi El Mili avance certaines pistes de réflexion stratégique en vue de donner à l’Algérie le poids de puissance régionale au Maghreb, en Afrique et dans le bassin méditerranéen.
Sur le plan économique, lance-t-il, «l’avenir de l’Algérie est sa profondeur géostratégique africaine. Le moment est bon car l’armée française est appelée à se retirer du Sahel. Sur le plan régional, l’armée algérienne est incontournable. Elle peut soutenir une nouvelle diplomatie africaine pour faire face aux différentes menaces».
D’un point de vue plus global, «le sujet africain peut être une base d’alliance mutuellement profitable avec la Chine», indique-t-il, rappelant que «ce grand pays est dirigé par des responsables qui n’ont pas de calculs électoraux et ne cherchent point à donner des leçons de morale aux autres États».
Si la situation financière de l’Algérie s’aggrave, «il est préférable de se tourner vers Pékin plutôt que le FMI, la Banque mondiale, le Club de Paris ou de Londres et autres instances dont les agendas d’ingérence sont flagrants», conclut-il, affirmant que «l’Algérie dispose d’atouts non négligeables et nécessaires pour faire émerger ses potentialités tant nationales que continentales».