«Il n’y a pas de réalité militaire à cet envoi de troupes à la frontière. Le maréchal Haftar n’a pas fait ce qu’il a dit avoir fait. Il dit quelque chose qui est faux pour produire un effet d’annonce», estime Jalel Harchaoui, analyste à l’Institut néerlandais des relations internationales Clingendael.
Les forces fidèles au maréchal libyen Khalifa Haftar ont annoncé le 20 juin avoir fermé la frontière avec l'Algérie. Les pans du territoire libyen concernés ont été déclarés «zone militaire». Selon Al Jazeera, l’armée du maréchal, homme fort de l’est libyen, s’est même emparée d’un poste frontalier avec l’Algérie. Un geste qualifié de «belliqueux» dans la presse algérienne.
Pourtant, toute cette manœuvre serait militairement insignifiante, mais surtout diplomatique. Une fermeture de la frontière serait tout bonnement impossible: «Khalifa Haftar n’en a pas les moyens», affirme Jilel Harchaoui. «Par contre, il est possible qu’il prenne la ville de Ghat» dans le sud-ouest libyen, prévient le chercheur.
Cette annonce aurait donc pour objectif d’envoyer une onde de choc médiatique à quelques jours de la deuxième conférence de Berlin sur la Libye qui se tiendra ce 23 juin. Le dirigeant de l’est libyen aurait pour ambition de réaffirmer son rôle central dans la reconstruction de son pays, à l’aube d’une grande messe internationale sur la Libye.
«Sa logique est de paraître fort quand d’autres acteurs paraissent douteux dans la semaine du sommet de Berlin», résume notre interlocuteur. «Un certain nombre de diplomates vont se dire qu’au final Haftar est le seul acteur libyen avec une vraie armée.»
Le 7 juin dernier, Daech* a de nouveau mené une attaque dans le Fezzan, dans le sud du pays, le long de la frontière avec le Niger et le Tchad. Deux policiers y ont trouvé la mort. Une menace qui joue en faveur du maréchal Haftar: «Au final, la seule armée qui a la capacité d’affronter les terroristes dans une province aussi grande que le Fezzan, c’est celle d’Haftar». «Que vont retenir les diplomates internationaux à la conférence de Berlin?», interroge Jalel Harchaoui: «Que le gouvernement de Tripoli n’a pas été capable d’assurer la sécurité du Fezzan». L’annonce de l’intervention est dès lors une piqûre de rappel aux observateurs: «C’est peut-être un voyou, mais au moins il a le mérite d’exister», souligne le membre de l’Institut néerlandais des relations internationales Clingendael.
Cette offensive médiatique peut remettre en cause les acquis des derniers mois. En effet, depuis le mois de mars, la Libye n’est plus politiquement coupée en deux: le cabinet unifié d’Abdel Hamid Dbeibah s’est vu remettre le pouvoir par le gouvernement de l’est libyen, dirigé par Abdallah al-Thani.
Mais que vaut un gouvernement unifié s’il n’est pas capable d’assurer la sécurité de ses citoyens? Cette interrogation entrera certainement en compte lors des discussions à Berlin et Haftar est venu compliquer la réponse.
La communauté internationale et Alger en ligne de mire
Cette annonce de fermeture de la frontière algéro-libyenne aurait aussi pour vocation d’envoyer un message à Alger dont le discours a récemment changé vis-à-vis de l’ANL.
«Auparavant, il y avait un grand respect de l’Algérie de la part du colonel Haftar, car il y avait une neutralité authentique d’Alger face au conflit libyen. Elle a été contre l’offensive sur Tripoli, mais jamais contre Haftar lui-même.»
Or, «cette tradition de neutralité a été rompue par le Président Tebboune lors de son interview auprès d’Al Jazeera il y a deux semaines». Lors de cet entretien, le chef d’État algérien a tenu un discours particulièrement frontal à l’égard du maréchal Haftar: «Nous n'acceptons pas que la capitale d'un pays maghrébin et africain soit occupée par des mercenaires. Nous allions intervenir», a assuré Abdelmadjid Tebboune, qualifiant la potentielle prise de Tripoli par l’ANL en 2019 de «ligne rouge».
Piqûre de rappel aux parrains émiratis
Un changement de ton que n’a visiblement pas digéré le dirigeant libyen et qui contribue à expliquer son intervention à la frontière libyenne.
«À partir du moment où Haftar a compris que l’Algérie était pro-turque, au moins dans son discours, si ce n’est dans ses actions, il s’est rendu compte qu’il n’avait plus rien à perdre.»
La Turquie est un soutien actif du gouvernement d’union nationale (GNA) qui a contrôlé ces dernières années la capitale Tripoli ainsi que l’ouest du pays face aux forces du maréchal Haftar. Elle a soutenu militairement et logistiquement le GNA dans sa guerre face à l’ANL. Les récents propos hostiles du Président Tebboune à l’égard du maréchal et de l’ANL ont ainsi été interprétés par ces derniers comme une affiliation à la position turque, au moins dans le discours.
Reste que le rapport de forces entre le maréchal Haftar et l’Algérie lui est défavorable, malgré tout le soutien qu’il peut recevoir de l’étranger. L’Algérie dispose à l’heure actuelle d’une des armées africaines les plus puissantes.
«Ce qui intéresse Haftar, c’est de dire à ses parrains émiratis que l’Algérie est un acteur contaminé par la maladie turque et par la maladie de l’islam politique. Pour redorer son blason aux yeux de ces mêmes parrains émiratis, mais aussi aux nombreux pays occidentaux qui le soutiennent, notamment la France, et rappeler qu’il est un des seuls remparts contre ceux-ci», conclut le spécialiste du conflit libyen.
*Organisation terroriste interdite en Russie