La face cachée de l’éditorial «d’une hostilité inouïe» du journal Le Monde contre Alger analysée par un politologue

Dans un entretien à Sputnik, le Dr Riadh Sidaoui, politologue et directeur du CARAPS, analyse les enjeux qui pourraient se cacher derrière «l’attaque violente» du Monde contre l’Algérie contre l’Algérie, deux jours après un entretien du Président algérien au Point. Pour lui, «tous les chemins semblent mener à Barkhane».
Sputnik

Deux jours après la publication d’une interview d’Abdelmadjid Tebboune au Point, parue le 3 juin, le journal Le Monde a signé un éditorial «empreint d’une hostilité inouïe» à l’égard du chef de l’État algérien et de l’armée de son pays, pour reprendre les termes de la mise au point adressée par l’ambassadeur d’Algérie à Paris au directeur du quotidien.

L’éditorial intitulé «L’Algérie dans l’impasse autoritaire» a suscité une vague d’indignation dans le pays, bon nombre d’observateurs se posant des questions sur les objectifs cachés de cette énième diatribe du journal contre les institutions algériennes.

Ainsi, pourquoi Le Monde a-t-il mené cette «attaque» à la veille des élections législatives du 12 juin en Algérie? Qu’a dit le chef de l’État algérien au Point qui aurait pu susciter cet éditorial? Cela a-t-il une relation avec ce qui se passe au Mali et au Sahel en général, et le désir de la France de mettre un terme à l’opération Barkhane devenue très coûteuse en moyens et vies humaines?

Pour répondre à ces questions, Sputnik a sollicité le Dr Riadh Sidaoui, politologue et directeur du Centre arabe de recherches et d’analyses politiques et sociales (CARAPS) de Genève. Selon lui, «pour voir plus clair dans cette situation où le flou est le maître mot, il est nécessaire de mettre en perspective certains événements précédents».

«Tous les chemins mènent-ils à Barkhane»?

«Il est de notoriété publique que la puissance occidentale influente dans tous les pays du Sahel, voire dans beaucoup d’autres pays africains, est incontestablement la France», affirme l’expert, soulignant qu’il «est important d’observer la politique française dans cette région prise dans son ensemble».

À ce titre, il y a lieu de rappeler certains événements qui se sont succédé en quelques semaines dans la majorité des pays du Sahel.

En effet, dans la nuit du 30 au 31 mars, à deux jours de la cérémonie d’investiture le 2 avril du nouveau Président nigérien Mohamed Bazoum, un coup d’État militaire visant le palais présidentiel à Niamey a été déjoué. Il y a également eu l’assassinat le 13 avril à Bamako du président de la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), Sidi Brahim Ould Sidati.

Ce dernier était à la tête de la délégation de la CMA lors de la signature de l’Accord de paix et de réconciliation le 20 juin 2015 à Alger, qu’il avait lui-même paraphé. Puis le 20 avril, le Président Idriss Déby Itno, réélu pour un cinquième mandat le 11 avril, est décédé suite à des blessures sur le front, annonçait à la télévision nationale le porte-parole de l’armée tchadienne. Le 24 mai, la capitale malienne Bamako était secouée par un nouveau coup d’État militaire, mené par le même groupe de colonels maliens commandé par Assimi Goïta, qui a mis fin au pouvoir de l’ex-Président déchu Ibrahim Boubacar Keïta, neuf mois auparavant.

Et enfin, le nord du Burkina Faso a été frappé dans la nuit du 5 au 6 juin par deux attentats terroristes dont l’un a fait au moins 138 morts, le plus meurtrier dans ce pays depuis le début des violences djihadistes en 2015.

«Peut-on dire que tous ces évènements majeurs, qui se sont succédé en l’espace de deux mois, avec leurs impacts sur la sécurité et la stabilité de la région, sont le fruit du hasard?», s’interroge le spécialiste, constatant que «le Mali, le Tchad, le Niger et le Burkina Faso sont les pays du Sahel qui accueillent les 5.100 soldats français déployés depuis 2014 dans le cadre de l’opération Barkhane ayant succédé à Serval […]. Comme quoi, tous les chemins semblent mener à Barkhane».

Un «deux poids deux mesures» de la France?

Dans le même sens, le Dr Sidaoui pointe le fait que «la France, qui a adoubé le conseil de transition dirigé par des militaires au Tchad, dont Mahamat Idriss Déby, 37 ans, chef des services secrets tchadiens et de la garde présidentielle, s’oppose à la junte militaire qui s’est installée au Mali sous le commandement du colonel Assimi Goïta. Le Président Macron a même décidé, en guise de sanction, de suspendre les opérations de Barkhane jusqu’à nouvel ordre dans ce pays».

Pourquoi donc cette ambivalence dans la position française à l’égard de deux situations qui se ressemblent? Pour Riadh Sidaoui, «ce qui se dessine est fort probablement une volonté de la France de mettre fin à l’opération Barkhane, devenue un gouffre financier en plus des pertes humaines». «Il est fort probable que Paris cherche à pérenniser sa présence militaire dans la région, mais par procuration», avance-t-il.

Et d’expliquer que «le Président Idris Déby, qui a refusé de déployer son armée sur deux fronts (dans le cadre de la mission de l’Onu au Mali et de la Force G5 Sahel), n’étant plus-là, il est tout à fait plausible que le nouveau pouvoir au Tchad, sous la pression de la France, accepte de le faire moyennant un peu plus d’aides matérielles et financières». «Ceci permettrait de remplacer les soldats français qui pourraient être retirés, comme envisagé par le Président français», souligne-t-il.

Par ailleurs, «l’instabilité au Mali, notamment dans le nord du pays et dans la région des trois frontières partagées avec le Niger et le Burkina Faso, dans le contexte du coup d’État mené par la junte militaire dirigée par le colonel Goïta, donnera le prétexte idéal à la France pour se retirer avec honneur en endossant la responsabilité de l’échec de l’opération Barkhane aux pays de la région».

Et l’Algérie et Tebboune dans ce scénario?

Avant de partir, «la France cherchera certainement à continuer à protéger ses intérêts géostratégiques (pétrole, gaz, uranium) et à se positionner comme l’interlocuteur incontournable avec les autres puissances, dont la Chine, la Russie et l’Inde, dans la région» soutient le Dr Sidaoui. Ainsi, «la clé de la réussite de ce plan se trouve certainement dans l’implication directe de l’Armée nationale populaire (ANP) algérienne, deuxième puissance militaire du continent africain après celle de l’Égypte, dans le combat contre le terrorisme au Sahel, afin de combler le vide qui serait laissé par le départ des soldats français».

Or, dans ce cadre, rappelle le spécialiste, «le Président Tebboune a affirmé dans son entretien au Point que certes la nouvelle Constitution algérienne autorisait l’intervention de l’ANP en dehors des frontières du pays, précisant néanmoins que “la solution n’était pas là”». Dans le même sens, «le chef de l’État algérien a mis l’accent sur la nécessité de redéployer l’État malien tout en assurant une aide de son pays en termes de formation militaire», ajoutant qu’il «a également fait savoir que la contribution de l’Algérie dans lutte antiterroriste au Sahel demeurera strictement discrète».

Plus important encore, souligne Riadh Sidaoui, le Président algérien «a estimé que le G5 Sahel “pourrait être plus efficace s’il avait plus de moyens. Mais le G5 n’en a pas. Il a été créé contre le CEMOC [Comité d’état-major opérationnel conjoint – regroupant l’Algérie, le Mali, la Mauritanie et le Niger, ndlr] qui était mieux doté”». Enfin, selon l’interlocuteur de Sputnik, Tebboune a expliqué que «certains s’opposent aux avancées de l’Algérie sur le dossier malien, avant d’ajouter que “pour nous, il existe une volonté de saboter les accords d’Alger”».

Vers un «chantage par la dette»?

Par quel moyen la France peut-elle tenter de faire plier tous les pays de la région pour servir son dessein? Pour Riadh Sidaoui, «la recette est simple et vieille de plusieurs décennies en Afrique: c’est le chantage par la dette».

«Le 18 mai 2021 s’est tenu à Paris un sommet France-Afrique sous la présidence de Macron en la présence de plusieurs chefs d’État africains et européens et des représentants du Fonds monétaire international (FMI). Ce dernier a estimé que jusqu’à 285 milliards de dollars de financements supplémentaires sur la période 2021-2025 seront nécessaires aux pays africains pour juguler la crise de Covid-19». Lors de sa conférence de presse sanctionnant le sommet, «Macron a déclaré qu’il était possible de réallouer les DTS (Droits de tirage spéciaux) à hauteur de 100 milliards de dollars pour l’Afrique, espérant qu’un accord puisse être conclu entre juin et octobre».

«Quand est-ce que le FMI ou les clubs de Paris ou de Londres ont prêté aux Africains pour les aider à se développer et sans condition politique? Jamais! Il n’y a qu’à voir l’état de la majorité des pays du continent qui souffrent encore le martyre après 70 ans de décolonisation», pointe le Dr Sidaoui.

«L’Algérie, qui a été pillée durant les 20 ans de Bouteflika et dont la majorité des capitaux détournés se trouvent en France, selon les autorités algériennes, fait face à une crise économique, financière et sociale depuis la chute du prix du pétrole en 2014. Ceci fait dire à un bon nombre d’économistes que le pays pourrait être contraint à brève échéance de recourir à l’endettement extérieur».

«Dans ce contexte, comment expliquer la notation accordée par la Coface, organisme public français, à l’Algérie en la classant comme pays à risque très élevé, ce qu’elle n’a pas fait pour le Maroc et la Tunisie, sachant que ceci lui rendra la tâche de réaliser un emprunt sur les marchés internationaux extrêmement difficile?», conclut-il.
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