«Un constat terrifiant»: les cyberharceleurs de Mila «ne sont pas des désœuvrés»

«Internet ce n’est pas la vraie vie, donc ça ne compte pas.» Les profils de certains cyberharceleurs de Mila détonnent, notamment par l’absence d’antécédents judiciaires. Cela ne les a pas empêchés de publier des menaces de mort ou de viol. Décryptage de Thierry Vallat.
Sputnik

«Je vais te faire une Samuel Paty», «Faut la faire sauter» ou encore «Tu mérites de te faire égorger sale grosse p*te». Des messages haineux et des menaces de mort de ce genre, Mila en a reçu plus de 100.000. Dans sa vidéo sur l’islam en novembre dernier, elle s’en prenait à ses détracteurs: «Et dernière chose, surveillez votre pote Allah, s’il vous plaît. Parce que mes doigts dans son trou du c*l, j’les ai toujours pas sortis.» Un «raid» numérique s’en était suivi.

Des gens lambda pris dans un effet de meute?

Ils sont treize à être jugés à Paris pour avoir cyberharcelé Mila. Ils encourent deux ans d’emprisonnement et 30.000 euros d’amende pour le harcèlement en ligne, trois ans d’emprisonnement et 45.000 euros d’amende pour les menaces de mort.

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Ce qui a attiré l’attention publique, c’est leur profil. Âgés de 18 à 30 ans et originaires de toute la France, les prévenus n’ont pour la plupart pas d’antécédents judiciaires. Parmi eux, des étudiants en droit, en licence d’anglais, un chômeur, un intérimaire, des athées, des musulmans ou encore des chrétiens.

«C’est un constat terrifiant parce que ce ne sont pas des désœuvrés», déplore au micro de Sputnik Thierry Vallat, avocat spécialisé dans le numérique. «On le voit dans le procès Mila mais quasiment à chaque fois que l’on a ce type de profil qui arrive en justice.»

«On a des gens qui sont dépassés par les événements. […] Ce sont souvent des personnes lambda qui se retrouvent complètement prises dans l’effet de meute, dans la spontanéité des réseaux sociaux, de la viralité, même s’il y a aussi des cyberharceleurs plus professionnels qui vont planifier des attaques», détaille l’avocat.

Cependant, ces mêmes personnes n’iraient sans doute pas insulter les gens dans la rue, estime-t-il. Derrière leur écran, les cyberharceleurs vont «se sentir peut-être désinhibés, complètement décomplexés et considérer qu’Internet, ce n’est pas la vraie vie donc ça ne compte pas». Résultat des courses: des menaces de mort ou de viol avec des insultes.

«C’est d’ailleurs actuellement la défense qui est tenue: “On déchaîne la justice pénale contre moi mais ce n’était qu’un tweet donc ce n’est pas très grave.” “De toute façon, ce n’était pas intentionnel…” Mais bien sûr que si, la personne l’a fait et on voit que la teneur des messages est souvent extrêmement violente», poursuit Me Vallat.

Une référence à la sortie de Juan Branco, avocat d’un des prévenus, qui expliquait sur BFMTV que «[son] client a simplement exprimé son avis, il ne l’a même pas tagguée ni fait de menaces». Sur Twitter, il avait pourtant écrit «Wesh, j’suis sûr que si je mets un coup d’b*te à #Mila, elle arrêtera de faire chier le monde cette mal ba*sée.»

​Reçus en nombre, ces messages sont dévastateurs et l’affaire Mila est loin d’être un cas isolé. En 2019, plus de 40 % des moins de 50 ans ont déjà subi des attaques répétées sur les réseaux sociaux, dont 22 % des jeunes âgés de 18 à 24 ans. Ce sont les données recueillies par Statista. Pendant la pandémie, le phénomène a pris encore plus d’ampleur. En 2020, la plateforme d’écoute d’e-Enfance a noté une hausse de 44% de son activité et 30% de signalements supplémentaires pour des faits de harcèlements. «On approche les 15.000 appels chaque année et je pense qu’on les dépassera en 2021», a prévenu le psychologue Samuel Comblez  dans une interview à Ouest-France.

Prendre le cyberharcèlement au sérieux

Pourtant, ces faits ne donnent pas forcément lieu à des dépôts de plainte. Si le nombre de dépositions a quasiment doublé entre 2016 et 2018, passant de 235 à 497 selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, cela reste assez faible compte tenu du volume d’interactions sur les réseaux sociaux et du grand nombre d’utilisateurs. Par exemple, Facebook comptait 40 millions d’utilisateurs actifs mensuels en France en mars 2021, et Twitter 12 millions. Alors, comment expliquer que les victimes ne fassent pas toujours cette démarche? Me Vallat estime que cela ressemble à la problématique des violences faites aux femmes: «Même s’il y a des progrès, certaines plaintes ne sont pas prises au sérieux

«On porte plainte et on vous demande: “Qu’est-ce qu’il vous est arrivé?” La victime dit qu’elle a reçu des messages et des tweets sur Internet et les officiers de police judiciaire lui rétorquent que “ce n’est pas un délit, ce n’est pas grave c’est sur Internet”», regrette l’avocat.

De fait, cela se ressent sur le nombre de procès, et donc de condamnations. Selon le porte-parole du ministère de la Justice, cité par Numerama, entre août 2014 et 2017, seules 18 sanctions ont été prononcées pour l’infraction de harcèlement commis au moyen d’un service de communication au public en ligne ou d’un support numérique ou électronique.

Faudrait-il y voir la conséquence d’un manque dans l’arsenal législatif et réglementaire? Rien n’est moins sûr, selon Me Vallat. Ainsi, il rappelle que la loi du 4 août 2014 a créé le délit général de harcèlement moral: désormais nul besoin d’être en contact avec sa victime pour lui nuire. Par ailleurs, la loi Schiappa de 2018 a introduit une nouvelle disposition pénalisant les «raids numériques».

​Et enfin la loi Avia, malgré son détricotage, a permis de créer un parquet national numérique.

«Le seul problème, c’est le manque de moyens. […] Il faudrait que d’autres cellules adaptées puissent œuvrer dès qu’une plainte est déposée. Mettre les moyens au niveau technique avec plus de matériel pour pouvoir pister les internautes qui, sous pseudonyme, déversent leur torrent de haine.»

Une problématique qu’a pointée Jean Michel Blanquer sur BFTMV: «Ce qui est grave, c’est le déferlement de la haine en ligne et nous nous mobilisons contre cela, nous devons faire plus.» N’hésitant pas à tacler «les grandes plateformes qui n’en font pas assez aujourd’hui pour lutter contre la haine en ligne».

«Ce n’est pas Twitter, TikTok, Facebook ou Instagram qui envoient des messages haineux mais bien une personne de chair et de sang. Il faudrait que cette dernière ait un cerveau à 100% et 24h/24, pas seulement dans ce qu’elle pense être la vraie vie mais aussi sur Internet. […] Le pseudonymat ne protège pas les délinquants», rétorque Me Vallat.
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