Les 20 années de pouvoir de l’ex-Président déchu Abdelaziz Bouteflika ont été marquées d’une déliquescence et d’une corruption généralisées qui ont «failli provoquer l’effondrement total de l’État-nation algérien», de l’aveu même de l’actuel chef de l’État Abdelmadjid Tebboune.
C’est ainsi que le Hirak «béni» du 22 février 2019, qui a fait barrage de manière pacifique à un 5e mandat de Bouteflika, est considéré par la majorité des Algériens comme l’évènement le plus important de l’histoire moderne du pays, après la guerre de libération nationale (1954-1962) qui a mis fin à 132 ans de présence coloniale de la France. Le Hirak, par son élan politique, philosophique, sociétal, et sa profondeur historique, a suscité un énorme espoir dans le pays et une admiration dans le monde entier.
En décembre 2019, suite à son élection, Abdelmadjid Tebboune a promis de bâtir «une nouvelle Algérie». Une année après, il a fait adopter par référendum une nouvelle Constitution qui connaît un faible taux de participation (23,7%). Fin février 2021, il a dissous l’Assemblée nationale et convoqué en mars le corps électoral pour des élections législatives anticipées le 12 juin.
Dans un entretien à Sputnik, le Pr Ahmed Rouadjia, spécialiste en histoire et sociologie politique à l’Université de Msila, estime que «la situation politique du pays demeure incertaine et les élections législatives anticipées du 12 juin pourraient ne pas résoudre tous les problèmes "pendants" de l’Algérie».
«Donner une crédibilité au système politique»?
En effet, selon le Pr Rouadjia, «les partisans de l’ancien système corrompu, érigé par le Président déchu Bouteflika, sont encore très actifs, mais de manière clandestine, et certains leaders du Hirak qui se croient, à tort, ou qui affectent d’être indépendants de tous les coteries et lobbies existants, sont en vérité de simples valets et complices de certains chefs de la mafia politico-financière placés en détention dans les diverses prisons du pays».
Dans le même sens, il estime que «la répression, qui s’est abattue ces derniers temps sur certains de ces leaders prétendument représentatifs du Hirak, s’explique par la crainte qu’inspirent au gouvernement les affinités idéologiques et les accointances reliant "ces chefs auto- proclamés" du Hirak avec les barons de "l’ancien régime" en détention et dont les procès n’en finissent pas de rebondir».
Pour le professeur d’histoire et de sociologie politique, «les élections du 12 juin ont été conçues justement pour comprimer toute velléité d’insurrection ou de rébellion contre l’ordre établi de la part d’un Hirak aux objectifs fort ambiguës. Ces élections visent également par la nouvelle loi électorale à donner une crédibilité au système politique né dans le sillage de la "révolution de février 2019"».
«Beaucoup de ces candidatures ont goûté aux délices de la corruption»
La nouvelle Constitution a limité à deux le nombre de mandats législatifs, consécutifs ou non, ce qui a permis d’empêcher beaucoup d’anciens députés proches de l’ancien système d’être candidats. Par ailleurs, la loi électorale a donné avec son article 200 le coup de grâce à la participation de l’argent sale aux élections.
Néanmoins, «les candidatures censées répondre aux critères de la nouvelle loi électorale, qui stipule que le candidat ne doit pas être "connu de manière notoire pour avoir eu des liens avec l'argent douteux et les milieux de l'affairisme", ne se révèlent guère, au vu de l’examen attentif de leur profil, exemptes d’intentions opportunistes et d’arrière-pensées politiques», tempère-t-il.
Et d’ajouter que «les 2.288 listes de candidatures approuvées pour ces législatives anticipées, dont plus de la moitié se déclarent "indépendants", sont en majorité non seulement novices en politique, mais dépourvus également du sens de la citoyenneté responsable, du sens de l’État et de l’intérêt collectif». Il estime que «ce que vise l’écrasante majorité de ces candidatures, ce sont avant tout les hautes charges qui leur permettent d’avoir un salaire consistant, des privilèges divers, et ce désir tout humain d’être connu et reconnu». «L’argent et le prestige sont les deux facteurs qui déterminent le choix de ces candidatures, et ce n’est pas avec de tels profils d’hommes et de femmes que l’État pourra se construire sur des bases solides et durables», insiste-t-il.
Dans cette course effrénée aux candidatures, le Pr Rouadjia constate que «beaucoup de ces candidats ont goûté aux délices de la corruption sous le régime de Bouteflika, ce qui ne les empêche pas de promettre aux électeurs des jours radieux une fois élus. On voit, lors des rassemblements électoraux […] des candidats en transe comme s’ils voulaient gagner les esprits et les cœurs des électeurs non par des programmes politiques concis, mais par des danses folkloriques».
«La culture politique en Algérie est imprégnée de visées intéressées»
La culture politique en Algérie, tout comme la culture populaire tout court, «est si imprégnée de visées intéressées, mercantiles, au sens vrai du mot, qu’il est bien difficile de croire que ces hommes et ces femmes portés candidats aux élections législatives du 12 juin soient capables d’apporter la moindre contribution positive aux réformes de l’État, qui demeure depuis l’indépendance du pays, otage des intérêts privés au grand dam des intérêts collectifs», juge l’interlocuteur de Sputnik.
Selon lui, «les régimes politiques qui se sont succédé depuis l’indépendance n’ont pas réussi à inculquer dans l’esprit des citoyens l’éthique de l’État et partant, la primauté de l’intérêt collectif sur l’intérêt particulier, privé. De là s’explique les raisons pour lesquelles la corruption est devenue presque une vocation, une pratique "licite" chez la plupart des citoyens aussi bien "distingués" qu’"ordinaires"».
Enfin, le Pr Rouadjia assure que «compte tenu de ce qui vient d’être dit, l’avenir qui se dessine à l’horizon politique de l’Algérie revêt des orientations incertaines». Autrement dit, «le pays traverse à présent des moments difficiles, dont la maîtrise dépend de la capacité des dirigeants à gérer avec intelligence et mesure la transition d’un système politique corrompu vers un régime moins gangrené par ces vices que le régime de Bouteflika avait rendu rédhibitoires», conclut-il.
«L’heure est venue d’écouter la voix de la raison»
Outre la nécessité de faire face au danger de dérapage de la rue, est-il justifié d’utiliser cet alibi pour empêcher les marches citoyennes pacifiques du Hirak? Ne pas entendre la voix de ceux qui descendent dans la rue dans le même esprit du 22 février 2019 ne peut-il pas pourrir davantage la situation dans le pays?
Dans un entretien accordé au journal algérien Liberté, l’historien Hosni Kitouni livre son analyse sur les causes du blocage de la situation politique en Algérie, soulignant que «le Hirak n’est pas une fièvre passagère ni une lubie d’enfants gâtés».
M.Kitouni considère que «cela ne dédouane guère le Hirak de la nécessité de proposer ses propres solutions dans l’espoir que les rapports de force vont bouger, et ils bougeront certainement si ceux qui ont en main le pouvoir de décision comprennent que l’heure est venue d’écouter la voix de la raison et du patriotisme».