La campagne électorale pour les élections législatives anticipées du 12 juin a commencé le 21 mai en Algérie. En dépit du nombre de partis politiques et de candidats libres qui participent à ces élections, les Algériens affichent un manque d’intérêt quasi total pour ce scrutin, comme le montrent les salles vides où se tiennent les rassemblements des candidats, ce qui présage un taux d’abstention record à l’instar de ce qui s’est passé lors du référendum sur la nouvelle Constitution en décembre 2020.
Ces élections interviennent dans un contexte de crises politique, économique et sociale aggravées par les innombrables impacts de la pandémie de Covid-19, comme partout dans le monde. Autant dire que les enjeux et les défis qui attendent la prochaine Assemblée populaire nationale (APN) et le gouvernement qui en sortira sont immenses.
Ainsi, comment juger de la qualité des projets et des programmes proposés par les partis et les candidats indépendants? À quoi s'attendre quant aux voies de sortie de la crise multidimensionnelle à laquelle fait face le pays? Qu'en sera-t-il du taux de participation? En cas d'abstention record, quel serait le scénario auquel il faudrait s'attendre après les élections? Et enfin, quelle serait la meilleure démarche pour remettre l'Algérie sur les bons rails?
Afin de répondre à ces questions, Sputnik a sollicité l’analyste politique et auteur Nour-Eddine Boukrouh, également ex-ministre de l’Industrie puis du Commerce.
«L’abstention record n’est pas une éventualité, c’est une certitude»
«Une campagne électorale semble être en cours en Algérie en vue de renouveler son "Assemblée nationale" d’après ce qu’en disent les médias affiliés à l’État, mais dans la réalité on ne rencontre pas les signes et les manifestations qui accompagnent ce genre d’événements habituellement», estime M.Boukrouh, qui s’interroge: «Comment, dès lors, juger de projets et de programmes invisibles et inaudibles?»
Pour Nour-Eddine Boukrouh, «tout indique que le taux d’abstention sera plus bas que ceux des scrutins législatifs, présidentiels et référendaires connus par le pays depuis son indépendance». «L’abstention record n’est pas une éventualité, c’est une certitude, mais il y a plus grave que l’insignifiance du taux de participation», ajoute-t-il.
Et d’expliquer qu’«une région centrale du pays, la Kabylie, risque de ne pas voter. Elle a rejeté à une écrasante majorité l’élection présidentielle de 2019 et le référendum sur la Constitution de 2020 et a annoncé sa non-participation à la prochaine élection législative. La voie serait ainsi ouverte par le pouvoir lui-même au séparatisme [véhiculé par les thèses du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK), basé en France, ndlr], idée qui rôde dans les esprits depuis longtemps en Algérie et à l’étranger».
Dans le même sens, l’ex-ministre soutient que «du côté du pouvoir, le Président a fait savoir il y a plusieurs mois déjà que la validité des élections législatives était acquise, quel que soit le taux de participation, autrement dit avec ou sans vote».
Selon lui, «il eut mieux valu en désigner les membres par décret présidentiel que tenir une élection boudée par le peuple, ce qui aurait eu au moins l’avantage d’économiser au pays les milliers de milliards qui sont en train d’être dilapidés au moment où les finances du pays se rétrécissent dangereusement». «Et du côté du peuple du Hirak on continue de refuser la feuille de route imposée», rappelle-t-il.
Quid de l’attitude du Hirak après les élections?
Dans le cas où les élections sont boudées par la majorité des Algériens, quelle peut être l’évolution de la situation marquée par une grave crise économique et sociale?
En effet, depuis la chute des prix du pétrole en 2014, les réserves de changes du pays sont passées de près de 180 milliards de dollars à 50 milliards actuellement. La monnaie nationale a également connu une dépréciation de près de 53%, passant de 106,42 dinars pour un euro en 2014, à 162,6 dinars actuellement. Cette dépréciation a considérablement érodé le pouvoir d’achat des couches sociales les plus vulnérables, dans une situation où une grande partie des produits alimentaires, des médicaments et de biens d’équipement sont importés de l’étranger. L’économie algérienne est toujours dépendante à près de 98% des exportations d’hydrocarbures.
«Aucun scénario n’est à attendre du succès ou de l’échec de cette élection en dehors de celui en cours qui est la persistance dans la voie choisie par le pouvoir après la chute des Bouteflika en avril 2019 sous la pression d’une révolution pacifique à laquelle on croit avoir mis un terme vendredi dernier en l’interdisant sous prétexte qu’elle ne possède pas d’"autorisation administrative"», poursuit Nour-Eddine Boukrouh. «"Qui peut le plus peut le moins", dit un proverbe sensé.»
«Le Hirak a réussi à chasser le pouvoir de Bouteflika qui a duré 20 ans et devait normalement déboucher sur un régime démocratique, mais c’est à l’inverse que les Algériens ont eu droit: le pays est tombé entre les mains d’une caste issue de l’ancien pouvoir qui en a hérité de "plein droit" au nom de la légitimité procédant uniquement de la détention de la force légitime», expose-t-il.
Par ailleurs, l’interlocuteur de Sputnik juge que l’Algérie «est dans un scénario où le pouvoir réel n’écoute pas la voix du peuple».
«En face de lui se dressent des forces populaires réunies par le Hirak qui tiennent absolument à l’aboutissement de leur projet d’une Algérie démocratique où l’on choisira librement ses dirigeants: Président de la République, députés et élus locaux. Qu’en sortira-t-il? Les prochaines semaines le diront, mais il y a peu de chances que les choses s’améliorent».
«Toute crise connaît à plus ou moins long terme son dénouement»
Quelle serait donc la voie de sortie la plus appropriée de cette crise multidimensionnelle qui éprouve dangereusement l’Algérie?
Pour Nour-Eddine Boukrouh, «toute crise connaît à plus ou moins long terme son dénouement. Le dénouement peut être bon, c’est-à-dire à moindre coût comme dans le cas des changements de régime pacifiques. Il peut être mauvais, c’est-à-dire avec perte et fracas comme dans les tentatives de changement poussées à la guerre civile, comme on l’a vu en Afghanistan, en Somalie, en Libye, en Syrie et au Yémen. Il peut aussi être catastrophique, c’est-à-dire en perdant de part et d’autre plus qu’on n’avait avant la crise, comme dans les pays où un problème de gouvernance a entraîné la partition du pays [Soudan, ndlr]». Il insiste: «ce risque existe réellement en Algérie où le pouvoir travaille à son démantèlement sans s’en douter».
Enfin, M.Boukrouh avance qu’il en est «plus à penser que l’opinion internationale et les puissances mondiales soutiennent le pouvoir algérien pour ses hydrocarbures ou par peur de l’islamisme ou d’une invasion migratoire. Elles le laissent faire le boulot, multiplier les fautes comme se couper de son peuple, entrer en conflit avec lui, pousser la Kabylie à la sécession et créer les conditions d’un futur détachement des wilayas du sud (où se trouvent des réserves en eau qui suffisent pour des millénaires de consommation) du Nord algérien».
«J’espère que la fameuse parole prononcée par le Président Kennedy ne s’appliquera pas à l’Algérie: "Ceux qui rendent une révolution pacifique impossible rendront une révolution violente inévitable"», conclut-il.