Le pouvoir algérien semble décidé à contrôler -voire interdire- les marches du Hirak, ce mouvement citoyen né en février 2019 pour contester le projet d’un cinquième mandat de l’ancien Président, Abdelaziz Bouteflika. Dimanche 9 mai 2021, le ministère de l’Intérieur a rendu public un communiqué dans lequel il rappelle la procédure en matière d’organisation des manifestations publiques. En cause: "des dérives dangereuses" de la part de manifestants qui "changent fréquemment d'itinéraires", occasionnant des "désagréments" pour les riverains.
«Il est nécessaire de rappeler ce qu'a consacré la Constitution amendée en 2020, qui soumet la liberté de manifestation au régime déclaratif. Ainsi, il est important d’insister sur la nécessité pour les organisateurs de déclarer les noms des responsables de l'organisation de la marche, l’heure de début et de fin [de la marche], son itinéraire et les slogans à scander, conformément à la loi, auprès des services compétents», indique le département de l’Intérieur dans ce communiqué.
Le rappel inattendu des autorités surprend l’opinion publique. Cette sortie est largement commentée sur les réseaux sociaux. Certains, avec humour, n’hésitant pas à relever que si le peuple avait attendu la délivrance d’une autorisation pour manifester le 22 février 2019, Abdelaziz Bouteflika serait encore au pouvoir.
«Ne pas entrer dans le jeu du pouvoir»
Contacté par Sputnik, Smaïl Lalmas, économiste et activiste politique, estime que ce rappel du ministère de l’Intérieur plus deux années après le début du Hirak est «malvenu». «Ce communiqué ne nous concerne pas et ne peut pas répondre à la forme de révolution entreprise par le peuple depuis février 2019. Le mouvement citoyen ne va pas rentrer dans le jeu du pouvoir», assure-t-il. Selon lui, nul n’est habilité à formuler une demande au nom du mouvement citoyen pour obtenir une autorisation de manifester.
«Les marches n’ont jamais été autorisées, elles n’ont jamais été appuyées par une autorisation quelconque. C’est une révolution menée par un peuple, sans aucun leader, ni structure, donc aucune partie n’a la prérogative pour déposer une déclaration devant les autorités afin d’organiser une manifestation publique. Les marches pacifiques sont un des outils de cette révolution, elles doivent donc se poursuivre», indique Smaïl Lalmas.
«C’est une forme de pression orchestrée par le pouvoir pour essayer de freiner la dynamique du changement révolutionnaire. Mais il est important de rappeler que depuis son déclenchement, le Hirak a toujours été visé par la violence policière et les condamnations arbitraires. Donc rien de nouveau sur ce plan», note l’activiste politique.
Interpellation musclée
De son côté, Me Abdallah Heboul, avocat et ancien procureur de la République, considère qu’une série d’évènements ont conduit le gouvernement à réagir au sujet de l’organisation des marches plus de deux années après le déclenchement du Hirak. Dans une déclaration à Sputnik, il cite un «contexte politique tendu marqué par la volonté d’imposer une élection législative le 12 juin 2021», la publication d’une pétition«appelant à l’arrêt de l’offensive sécuritaire et judiciaire contre le Hirak», «la tentative d’interdire les marches des étudiants» ainsi que la complexité pour les autorités «de maintenir la mobilisation permanente de milliers de policiers anti-émeutes dans les grandes villes du pays». L’avocat rappelle également «l’échec subi par la police» le 7 mai 2021, 116e vendredi du Hirak.
«Nous avons assisté à un véritable retournement de situation lorsque, pour la première fois la marche a changé d’itinéraire en quittant le centre d’Alger pour se diriger vers le quartier populaire de Belouizdad. Les services de police ont été pris de court et cela a été perçu comme une défaillance des renseignements généraux. De plus, c’est lors de cette marche que s’est produite l’agression physique contre un citoyen âgé lors de son interpellation. Les images de cette agression ont fait le tour du monde et cela a fortement gêné les autorités», explique Me Abdallah Heboul.
Vidéo de l’interpellation violente de Djamel Bouremed, 61 ans. Il a été relâché après une garde à vue de 24 heures.
Dans une analyse de la teneur du communiqué du ministère de l’Intérieur, l’ancien avocat relève que son rédacteur fait référence à une disposition de la nouvelle Constitution, «un texte adopté le 1er novembre 2020 sous la présidence d’Abdelmadjid Tebboune». Cette disposition est l’article 52 qui dispose que «la liberté d’expression est garantie. Les libertés de réunion et de manifestations pacifiques sont garanties, elles s’exercent sur simple déclaration. La loi fixe les conditions et les modalités de leur exercice».
Cependant, nonobstant l'allusion au régime déclaratif, un vide législatif fait que ce régime est impossible à mettre en œuvre, dans la pratique. Si bien que seule la procédure imposant la délivrance d'une autorisation préalable d'organiser une manifestation publique continue d'être en vigueur. Un flou dont profitent les autorités dans le but de resserrer l'étau autour du Hirak, selon l'avocat.
«Le loi d'application de cette disposition constitutionnelle n’ayant pas encore été adoptée, les autorités appliquent encore la loi relative aux réunions et manifestations publiques qui date de 1989, telle que modifiée en 1991. Dans sa première version, cette loi avait institué une procédure déclarative pour l’organisation d’une manifestation. Mais la grève insurrectionnelle menée par le Front islamique du Salut (FIS), parti politique islamiste dissous, avait poussé les autorités de l’époque à revoir la réglementation pour imposer une autorisation préalable délivrée par le wali [préfet, ndlr] territorialement compétent. Théoriquement, cette loi de 1991 aurait dû être abrogée puisque la Constitution de novembre 2020 est revenue au principe du mode déclaratif», souligne l’avocat.
«Impossible d’interdire le Hirak»
Me Heboul précise par ailleurs que le groupe de constitutionnalistes qui ont élaboré cette nouvelle loi fondamentale avait prévu «un artifice pour faire face à une telle situation». Pour cela, il faut se référer à l’article 225 de la Constitution: «les lois, dont la modification ou l’abrogation sont rendues nécessaires en vertu de la présente Constitution, demeurent en vigueur jusqu’à l’élaboration de nouvelles lois ou leur modification dans un délai raisonnable». «Sur le plan du droit, qu’est-ce qu’un délai raisonnable? Est-ce un concept politique ou juridique?», s’interroge le juriste.
«Il est bien précisé ’’depuis’’, donc l’État reconnaît de fait que ce mouvement politique populaire pacifique se poursuit, il n’a pas de limite dans le temps. Cette référence élève le Hirak au rang de valeur constitutionnelle, il est donc impossible de l’interdire», insiste Me Heboul pour qui le 22 février devrait être déclarée par les Nations unies «Journée internationale des manifestations pacifiques».
Ce 14 mai, 117e vendredi du Hirak, les autorités sont passées à l'action en empêchant le début de la marche du Hirak à partir de la rue Didouche-Mourad, son point de départ habituel. Plusieurs personnes ont été interpellées par les services de police qui avaient organisé un dispositif impressionnant. Plusieurs manifestants sont allés rejoindre ceux, plus nombreux, qui viennent de Bab El Oued, un quartier populaire de la capitale.
En vain, finalement, puisque les forces de l’ordre y ont également empêché la marche.