Manifestations, pauvreté, confinement, «un cocktail explosif» dans une Colombie secouée par les violences

La Colombie est plongée dans une série d’intenses violences depuis l’annonce d’une réforme fiscale controversée, finalement annulée par le Président de droite. Routes bloquées, économie en partie paralysée, manifestants tués et disparus: le confinement aurait-il jeté de l’huile sur le feu? Sputnik fait le point avec trois observateurs.
Sputnik

Pays de cinquante millions d’habitants au passé marqué par la guérilla, la Colombie vit depuis plus d’une semaine un nouvel épisode sombre de son histoire.

Des manifestations ont lieu aux quatre coins du pays, donnant lieu à d’importants affrontements entre les manifestants et les forces de l’ordre. Des scènes de violence que les Colombiens n’avaient pas connues depuis plusieurs années.

​En date du 9 mai, 25 civils avaient été tués par les policiers et au moins 548 manifestants étaient portés disparus, disparitions qui font craindre le pire. Luis Almagro, le secrétaire général de l’Organisation des États américains (OEA), a condamné «les cas de torture et les assassinats commis par les forces de l’ordre».

​L’élément qui a mis le feu aux poudres: l’annonce par le gouvernement du Président de droite, Ivan Duque, le 28 avril dernier, d’une réforme fiscale très controversée. Dans la tempête, le Président de 44 ans a renoncé à son projet, qui aurait appauvri les classes populaires, prévoyait-on, mais la colère ne faiblit pas.

Manifestants tués et disparus: le spectre de la guerre civile?

Les opposants au régime continuent de multiplier les barrages routiers. «L’économie allait déjà mal, et maintenant une partie de l’économie est paralysée», laisse tomber en entrevue Ronald Alejandro Macuacé Otero, professeur à l’École supérieure d’administration publique, en Colombie.

Au-delà de cette réforme fiscale, la colère s’enracine dans un contexte socioéconomique lourd et complexe, précise le professeur depuis la ville de Popayán. Ronald Alejandro Macuacé Otero assure que la Colombie reste très corrompue, ce dont serait plus que jamais consciente la population:

«La réforme fiscale est le détonateur et le confinement est l’amplificateur. La population sait depuis longtemps que les services publics qu’elle reçoit ne sont pas à la hauteur de sa contribution aux finances publiques. Cinquante milliards de pesos se perdent chaque année dans la corruption. […] Le confinement a appauvri une grande partie de la population. C’était un cocktail explosif», analyse l’urbaniste et économiste. 

Affrontements frontaliers: «une nouvelle opération militaire contre le Venezuela»?
En effet, difficile de faire abstraction de la situation économique au pays, confirme la sociologue d’origine colombienne Leila Celis à notre micro. Professeur à l’Université du Québec à Montréal, elle pointe aussi la «répression systématique» du gouvernement de droite et le non-respect d’une partie de l’accord de paix avec les FARC.

Cet accord tant attendu a été conclu en 2016 sous le Président Juan Manuel Santos Calderón. La presse fait d’ailleurs état de la présence d’anciens membres des Forces armées révolutionnaires de Colombie au sein des manifestants.

«Presque la moitié de la population est en situation de pauvreté, ce qui s’ajoute au chômage officiel et non officiel. […] Depuis 2016, on assiste à des mobilisations sporadiques qui sont de plus en plus importantes. L’État colombien a choisi la voie militaire pour tenter de freiner les revendications de ses opposants. […] Tout ça ensemble, avec la pandémie, force les gens à sortir dans la rue, car ils ne voient pas d’autre solution», analyse cette spécialiste des mouvements sociaux en Colombie. 

Thomas Péan, auteur du livre Guérillas en Amérique latine (1959-1989) publié récemment aux éditions VA, observe quant à lui des similitudes avec le mouvement des Gilets jaunes, en France.

Un mouvement apparenté aux Gilets jaunes?

Pour cet observateur de l’Amérique latine, le «caractère spontané» des protestations rompt avec les anciennes luttes révolutionnaires, dont les objectifs étaient beaucoup plus explicites:

«Les manifestations rappellent le mouvement de contestation au Chili en 2019-2020. On se souvient que c’est l’augmentation du prix du billet de métro qui avait été l’élément déclencheur. Pour les Gilets jaunes, c’était le prix du carburant. […] Ça part un peu dans tous les sens en termes de revendications, mais tous font bloc contre le gouvernement», observe Thomas Péan.

Figure phare de l’Amérique latine catholique, le 9 mai, le Pape François a tenu à exprimer sa préoccupation «face aux tensions et aux violents affrontements en Colombie, qui ont fait des morts et des blessés.»

​Le même jour, un groupe de manifestants autochtones a été pris pour cible par les autorités dans la ville de Cali. Une dizaine d’entre eux auraient été blessés. Un événement révélateur d’une autre dimension cachée des manifestations: la dimension «décoloniale», selon Leila Celis. Ronald Alejandro Macuacé Otero estime aussi que le mouvement couve une certaine révolte contre le pouvoir des «Blancs» fortunés en Colombie. 

Nous nous unissons avec sincérité et de tout cœur à toutes les victimes de violence et exprimons notre solidarité avec elles. Le message est clair: la Colombie doit s’unir pour surmonter les ravages de la pandémie et rejeter les actes de violence et les voies de fait.*

Le gouvernement a-t-il instrumentalisé la pandémie?

Pour ces deux derniers observateurs, il est clair que les autorités ont utilisé le confinement et les mesures sanitaires en général pour renforcer leur pouvoir et accroître la répression.

«Dans plusieurs villes, les policiers se sont servis du couvre-feu comme prétexte pour arrêter, détenir et peut-être même torturer des manifestants», s’insurge le professeur de l’École supérieure d’administration publique. Leila Celis dénonce un confinement de plus en plus politique:

«Durant la pandémie, le gouvernement d’Ivan Duque s’est servi du fait que les gens devaient rester confinés à un seul endroit pour traquer et faire arrêter plusieurs de ses opposants. Les assassinats ont augmenté […] C’est une véritable situation de guerre. Ce que l’on voit, ce sont des gens armés qui s’en prennent violemment à des gens non armés», alerte la sociologue.
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