Donald Trump ne remettra pas les pieds sur Facebook avant un petit moment. Le conseil de surveillance du réseau social a validé ce mercredi 5 mai la suspension des comptes Facebook et Instagram de l’ex-Président. Les membres de cette jeune cour invitent néanmoins Facebook à préciser une date pour la fin du bannissement en réexaminant «la décision arbitraire imposée le 7 janvier» dans les six prochains mois.
L’ancien locataire de la Maison-Blanche avait été banni en janvier 2021 de la plateforme pour «incitation à la violence». Il était accusé, en raison de ses publications sur le réseau social, d’avoir incité les émeutiers à envahir le Capitole à Washington. Cette décision historique acte un pas de plus vers l’autonomie des grandes puissances de la Silicon Valley. Bientôt en passe de se faire justice elles-mêmes, au recours de leurs propres tribunaux?
Les «juges» de Facebook
La création du conseil de surveillance de Facebook, surnommé «cour suprême», date de mai 2020. Fondée par son PDG Mark Zuckerberg pour répondre aux critiques ciblant la modération des publications sur la plateforme, cette instance peut être interpellée par n’importe quel utilisateur. À la manière d’un justiciable, donc, saisissant une cour de justice, cette fois pour contester une décision de modération du réseau social potentiellement infondée. Cette «cour suprême» est aussi composée d’un comité d’experts, dont la sélection a fait plus d’une fois polémique. Ces «juges» sont chargés d’évaluer l’affaire et de prendre une décision à la majorité, devenant exécutoire pour Facebook.
En tant que société privée, Facebook dispose d’une large liberté réglementaire quant à ce qui est autorisé et interdit de diffusion sur sa plateforme. La suspension de Donald Trump de son compte dépossède néanmoins l’ancien Président de 35 millions d’abonnés. Et d’une potentielle exposition aux deux milliards de membres qui composent le réseau social. De même pour Twitter, qui avait pris une décision similaire privant l’ex-chef d’État de 89 millions de «suiveurs». Le monopole de ces réseaux sociaux change la donne puisque, au regard de la population concernée, les jugements à venir de la «cour suprême» ont de lourdes implications.
L’État a-t-il soudain pris un coup de vieux?
Dans un récent entretien donné à L’Opinion, le géopolitologue Pascal Boniface, rétif jusqu’ici aux thèses programmant l’obsolescence à venir de l’État, faisait part de son inquiétude quant à cette emprise des géants de la tech.
Il a souvent été fait état de la puissance financière colossale érigée par Google, Facebook, Amazon, Apple et Microsoft. Les médias ont plus d’une fois comparé la fortune de Jeff Bezoz, le patron d’Amazon, à celle du PIB du Qatar, ou encore celle de Bill Gates à celui du Koweit. Grâce à leurs technologies devenues indispensables pour tout acteur public, ces géants de la tech ont pu investir des secteurs qui leur étaient initialement étrangers, rappelle Bernard Behnamou, secrétaire général de l’Institut de souveraineté numérique dans son rapport de mars 2021.
«Ces sociétés sont désormais sur le point de devenir des acteurs majeurs de la finance, des transports, de la santé, des médias ou encore du tourisme…», peut-on lire dans le rapport du mois de mars 2021 de l’Institut.
Des secteurs stratégiques à l’abandon
Plus experts, plus rapides et plus rentables: le recours à la technologie et aux modes opératoires des mastodontes du numérique a ses raisons. Une telle emprise réticulaire grignote néanmoins chaque jour un peu plus la marge de manœuvre des acteurs publics. Et Bernard Behnamou de préciser qu’«au-delà de l’ubérisation de secteurs économiques entiers, ce sont les fonctions régaliennes des États qui peuvent être ‘privatisées’ par l’introduction des technologies d’intelligence artificielle et de Big data».
Les exemples s’enchaînent ces dernières années. Avec la société Palantir, financée à ses débuts par le fonds d’investissement de la CIA et chargée de fournir de puissants algorithmes de traitement de données aux services de renseignement américains. Faute d’alternative, la DGSI a renouvelé en 2019 son contrat d’analyse de données avec la société américaine, outil indispensable dans la lutte contre le terrorisme. Peut-être plus régalien encore, l’accord cadre (sans appel d’offres) signé en 2008 et renouvelé jusqu’en 2021 entre Microsoft et le ministère de la Défense française. Qualifié d’«open bar», ce contrat équipe en produits Microsoft 200.000 ordinateurs de l’armée française. Avec tous les risques d’inféodation numérique du bras armé de l’État. Un risque infondé pour la ministre des Armées Florence Parly:
«Il n’est ni réaliste ni indispensable de construire des systèmes d’information uniquement sur la base de matériels et de logiciels entièrement maîtrisés de façon souveraine», estimait-elle en 2017.
Dans l’éducation, également, l’administration française fait les yeux doux aux Gafam pour leur efficacité numérique, et plus largement leur facilité d’installation. Selon Marianne, le centre de documentation de l’Éducation nationale –le Réseau Canopé– priorise dans ses appels d’offres des produits de la marque Apple pour s’équiper. Si c’est donc cette dernière qui fournit le hardware (matériel informatique), c’est aussi Google qui propose aux écoles françaises leur sofware (ses logiciels).
Interrogé par le journal, le fondateur du moteur de recherche français Qwant Éric Léandri expliquait qu’en théorie, «l’Éducation nationale pourrait bien choisir de s’équiper avec l’un des logiciels conçus par des enseignants», mais qu’avec «Microsoft, Google ou Apple, les choses sont simples». L’installation de leurs produits peut se faire «en dix minutes sans être expert». Facilité fait donc loi. Même lorsqu’il s’agit d’indépendance et de sécurité nationales.
Quel point de non-retour?
La décision du PDG de Facebook de se doter d’une «cour suprême» s’inscrit donc dans ce lent mouvement de fond qui pousse ces États-entreprises à empiéter toujours un peu plus sur les prérogatives traditionnelles des puissances publiques. À l’heure du succès des îles artificielles pour milliardaires et des projets de colonies sur Mars, d’aucuns envisagent que ces grandes fortunes du numérique souhaitent un jour faire bande à part et se soustraire à l’autorité des États.
À l’exemple de Pascal Boniface qui anticipe même dans ce «scénario extrême» que, «forts de leurs technologies», «les géants du digital créent des armées privées en proposant de façon commerciale leur service aux États». En tout cas, pour l’heure, le phénomène de privatisation de la défense se poursuit. Et ce n’est pas un hasard si depuis 2016, l’armée américaine prend conseil auprès d’Eric Schmidt, l’ancien PDG de Google aujourd’hui à la tête du Conseil d’innovation de la défense (sorte de pont entre le monde de la Silicon Valley et la Défense américaine).
Les États n’ont pas pour autant délégué tous leurs leviers de souveraineté au savoir-faire de la Silicon Valley. Dernier exemple en date, le surinvestissement de la puissance publique dans la gestion de la crise du Covid-19. Ceux-ci resteraient donc encore tatillons lorsqu’ils perçoivent «des menaces sur leurs prérogatives régaliennes traditionnelles», précise le rapport de l’Institut de la souveraineté numérique. À l’instar de l’initiative lancée en 2019 par Facebook de créer une cryptomonnaie, la Libra. Un projet revu depuis en raison de la «réactivité incomparable» des autorités européennes et américaines qui «ont immédiatement fait part de leur volonté de réguler, voire d’interdire, cette initiative».
«En plus de constituer un nouveau canal de collecte des données personnelles, cette monnaie aurait pu à terme concurrencer les devises souveraines, faciliter le blanchiment ou rendre intraçable le financement du terrorisme. Ainsi, en l’espace de quelques semaines, les principaux partenaires du projet (Visa, MasterCard, eBay, PayPal) ont renoncé à coopérer avec Facebook de crainte de s’aliéner leurs interlocuteurs gouvernementaux», précise le rapport.