C’est le visage grave, le ton ferme et le discours particulièrement martial, que le porte-parole de l’armée tchadienne, le général Azem Bermandoa Agouna, a annoncé la mort d’Idriss Déby Itno, Président du Tchad depuis 30 ans. Un décès qui survient au lendemain de l’annonce de sa réélection pour un sixième mandat. Selon le général Agouna, c’est en guerrier que le Président Déby, 68 ans, est tombé. Selon le communiqué de l’armée tchadienne lu à la télévision nationale, le dirigeant est mort des suites des blessures reçues alors qu’il se trouvait au front pour soutenir son armée aux prises avec les rebelles du Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT), venus de Libye. Une annonce qui a pris de court aussi bien la population tchadienne que les observateurs étrangers.
En attendant les obsèques nationales du chef d’État -qui sont prévues pour ce vendredi 23 avril dans la capitale N’Djamena- avant son inhumation dans sa région natale, l’armée a annoncé la mise en place d’un conseil militaire de transition dirigé par le général Mahamat Idriss Déby, 37 ans, l’un des fils du défunt Président. L’organe a annoncé dans la foulée la dissolution du gouvernement et de l’Assemblée nationale, la fermeture des frontières terrestres et aériennes ainsi que l’instauration d’un couvre-feu sur toute l’étendue du territoire tchadien. Des décisions qui n’augurent rien de bon pour l’avenir du Tchad.
De guerrier à Président-guerrier
S’il y a une réputation qui a toujours collé à la peau d’Idriss Déby, c’est bien celle d’un guerrier qui n’a jamais reculé devant l’affrontement armé. La guerre, il l’a connue sous toutes ses facettes. C’était une sorte de deuxième vie pour lui.
C’est dans les années 1980 qu’Idriss Déby s’est fait remarquer, alors qu’il évoluait aux côtés du rebelle Hissène Habré, le chef des Forces armées du Nord (FAN). Ce dernier s’est emparé du pouvoir à N’Djamena en juin 1982, après avoir renversé le Président d’alors, Goukouni Oueddei. Idriss Déby, qui s’est distingué pendant les combats, est nommé chef adjoint des FAN. Après un séjour en France où il est allé suivre une formation à l’École de guerre, il est rentré au Tchad et est devenu le conseiller d’Hissène Habré en matière de sécurité et de défense.
Mais les relations entre les deux hommes se détériorent quelque temps après. Habré soupçonne Déby ainsi que les deux cousins de celui-ci, Hassan Djamouss, l’un des principaux chefs de l’armée, et Ibrahim Mahamat Itno, le ministre de l’Intérieur, d’avoir pris part au putsch auquel il a échappé début avril 1989. Djamouss et Mahamat Itno sont arrêtés, torturés puis exécutés. Déby parvient à gagner le Darfour (au Soudan), où il rejoint un groupe d’opposants appartenant à une ethnie apparentée à la sienne (les Zaghawa) et crée aussitôt le MPS (Mouvement patriotique du salut). Avec la bénédiction silencieuse de la France, il est pris en charge par un agent de la DGSE basé au Soudan, Paul Fontbonne, avant de se retrouver trois semaines plus tard à Tripoli, chez le colonel Kadhafi. Ce dernier voue une haine tenace à Hissène Habré, devenu entretemps la pièce maîtresse du dispositif américain contre le maître de Tripoli.
La proximité d’Hissène Habré avec les Américains pousse la Libye et l’Hexagone, qui voit d’un mauvais œil la présence américaine dans son pré-carré africain, à soutenir énergiquement Idriss Déby. Décembre 1990, le nouveau protégé de la France et allié de la Libye s’installe à N’Djamena après avoir renversé Habré, au grand dam des Américains qui n’ont pas eu le temps de réagir. L’opération a été pilotée par Claude Silberzahn, patron de la DGSE de 1989 à 1993.
L’homme de la Françafrique et de l’Occident
Depuis, les relations entre Idriss Déby et la France ont évolué selon les logiques de ce que l’ancien Président ivoirien Félix Houphouët-Boigny a appelé la Françafrique. En 30 ans de pouvoir et en dépit du caractère despotique de celui-ci, l’Hexagone l’a toujours soutenu, au point de lui sauver la mise à trois reprises en l’aidant à écraser les assaillants qui avaient voulu le renverser en 2004, 2006 et 2008. L'implication personnelle de Déby dans la lutte contre les groupes djihadistes qui prospèrent dans le Sahel, vaste étendue de territoire au sud du Sahara, a fait de lui non plus seulement «l’homme de la France», mais bien l’homme de l’Occident tout court.
Le Tchad est un pays désertique qui fait trois fois la taille de la Californie, entouré de tous côtés par des pays confrontés à une grave instabilité, comme la Libye au nord, le Nigeria et la République centrafricaine au sud, et le Niger à l’ouest. En 2013, Idriss Déby a envoyé ses forces militaires combattre en Centrafrique alors en plein chaos, mais celles-ci ont été obligées de se retirer du pays à la suite d’accusations d’exactions. Puis, l’armée tchadienne est intervenue aux côtés des soldats français dans le nord du Mali, bien que le Tchad ne soit pas membre de la Cédéao (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest). Fin janvier 2015, Idriss Déby a lancé une offensive aux côtés des forces camerounaises et nigériennes contre la secte Boko Haram. De plus, les forces tchadiennes constituent le fer-de-lance du G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad) et de la Minusma (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali), et c’est sans oublier que c’est à N’Djamena qu’est basé l’état-major français de l’opération Barkhane.
En outre, le maître de N’Djamena était devenu une sorte de «gendarme du Sahel». Il était pratiquement sur tous les tableaux et tous les théâtres d’opérations au sud du Sahara. «C'était un homme de terrain», a déclaré J.Peter Pham, ancien envoyé spécial des États-Unis au Sahel, qui connaissait bien le Président tchadien.
En positionnant sa redoutable armée à la pointe de la lutte contre le terrorisme, Idriss Déby était devenu un élément essentiel du dispositif occidental dans le Sahel. Cela lui a valu le soutien diplomatique tant des États-Unis que de l’Union européenne. Ceux-ci ont plaidé auprès du FMI (Fonds monétaire international) pour qu’il réduise la dette du Tchad afin de permettre à Déby d’apaiser les tensions économiques auxquelles le pays était confronté. Ils ont préféré fermer les yeux face aux dérives du régime et lui ont trouvé des excuses pour des comportements qu’ils n’hésitaient pourtant pas à condamner ailleurs.
Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’Idriss Déby est resté jusqu’à sa mort l’un des meilleurs alliés de l’Occident sur le continent africain. Un allié certes encombrant, mais indispensable dans l’une des régions les plus problématiques du monde.
Un avenir incertain
Maintenant qu’il n’est plus, la question est de savoir ce qui attend le Tchad dans les jours, semaines et mois à venir. Pour l’heure, la situation semble stable tout en suscitant des inquiétudes. Tout laisse présager un avenir assez sombre pour plusieurs raisons. Premièrement, l’armée, contrairement à la cohésion qu’elle semble projeter, est loin d’être unie. Elle est traversée par d’énormes dissensions, comme l’a souligné l’International Crisis Group (ICG) au début de cette année:
«Acteur important de la lutte contre le terrorisme au Sahel, l’armée tchadienne est aussi une source d’instabilité potentielle pour le pays. […] sa cohésion générale est faible, les tensions communautaires et les problèmes d’indiscipline y sont récurrents et, plus récemment, de nouvelles dissensions ont émergé en son sein.»
Dans ces conditions, il n’est pas certain que le général Mahamat Idriss Déby, qui a remplacé son défunt père, pourra tenir jusqu’à la fin de la période de transition. La perspective de nouvelles scissions au sein de l’armée est significative, et il y a de fortes chances que son pouvoir soit contesté par certains vieux caciques de l’establishment militaire.
Deuxième élément d’inquiétude: les tensions que traverse le propre groupe ethnique d’Idriss Déby, les Zaghawa, dispersés entre le nord-est du Tchad et le Darfour, au Soudan. Il est arrivé que certains d’entre eux appartiennent à des mouvements anti-Déby; ce qui, par le passé, a conduit à des frictions au sein de l’armée, puisque certains éléments ont refusé de faire la guerre à leurs parents enrôlés dans le camp adverse. De fait, les tensions entre membres du groupe pourraient conduire à des luttes de positionnement et de pouvoir qui pourraient fragiliser aussi bien le régime que le pays dans son ensemble.
Tertio, les tensions internes que suscite la dissolution du gouvernement et de l’Assemblée nationale, en violation de la Constitution tchadienne, qui s'est trouvée par ailleurs suspendue. L’opposition et une partie de la société civile sont déjà montées au créneau pour dénoncer ce qu’elles considèrent comme un putsch. Tandis que l’Union des syndicats du Tchad a rejeté dans une déclaration la mise en place du Conseil militaire de transition. Par ailleurs, la précipitation avec laquelle ce conseil a été mis sur pied suscite des interrogations sur la réalité de la mort d’Idriss Déby. A-t-il vraiment été tué au front comme l’a annoncé l’armée, ou n’a-t-on pas assisté à une opération de mise à l’écart orchestrée à partir du palais?
Dans tous les cas, les critiques de l’opposition et d’une partie de la société civile placent le conseil militaire dans une position difficile et l’obligent à dialoguer, faute de quoi la situation pourrait déboucher sur des tensions susceptibles d’emporter la relative stabilité que connaît le pays.
Enfin, sur le plan militaire, les rebelles du FACT promettent de s’emparer de la capitale dans les jours ou semaines qui suivent. Si l’armée tchadienne est aguerrie, reste à savoir si elle sera capable de relever le défi en l’absence de son chef charismatique.
Du côté des alliés du Tchad, l’heure semble être à un attentisme vigilant. La France paraît avoir opté pour le changement dans la continuité, tandis que les États-Unis appellent à une transition dans le respect de la Constitution tchadienne. Dans tous les cas, l’avenir s’annonce incertain pour le Tchad et son peuple. Du moins pour le moment...