«On est vraiment dans la trahison de tout ce que le foot représente pour les supporters, dans la trahison du poids de l’histoire et de l’essence du foot», tacle Vincent Duluc à notre micro.
Grand reporter à L’Équipe, le journaliste estime que le projet de Super Ligue porté par douze des plus grands clubs de football européens revient à «balayer le poids de l’histoire» du sport roi. À la surprise générale, ces «Dirty Dozen», ainsi que les surnomme désormais la presse britannique, ont annoncé ce dimanche 18 avril en toute fin de soirée leur volonté de s’affranchir de l’UEFA (Union des associations européennes de football), l’instance européenne chargée d’organiser la prestigieuse Ligue des champions notamment. Trois clubs espagnols (Real Madrid, Atlético Madrid, FC Barcelone), trois italiens (AC Milan, Inter Milan, Juventus Turin), six anglais (Manchester United, Manchester City, Chelsea, Arsenal, Liverpool et Tottenham) entendent ainsi créer leur propre compétition. Baptisée Super Ligue, elle leur garantira de s’affronter en circuit fermé et de se partager des bénéfices gargantuesques. Si UEFA menace de bannir ces clubs «de toutes les compétitions» qu’elle supervise, ils pourraient néanmoins continuer de disputer leurs championnats nationaux respectifs (Premier League, Liga, Serie A) le reste de la saison.
Des chiffres astronomiques
Outré, Aleksander Ceferin, le président de l’UEFA, a ainsi dénoncé en conférence de presse ce lundi 19 avril une «tentative honteuse de s’approprier le football à des fins purement personnelles et mercantiles». Il faut dire que les chiffres annoncés donnent le tournis: 350 millions d’euros sont promis à chaque membre de la Super Ligue, là où l’UEFA n’offre «que» 80 millions d’euros environ au vainqueur de la Ligue des champions, la compétition reine du foot européen. La banque américaine JPMorgan a d’ores et déjà annoncé financer le projet à hauteur de 6 milliards d’euros par an. Un chiffre vertigineux auquel il faudra ajouter les bénéfices de la billetterie (si tant est que les stades soient de nouveau ouverts aux supporters la saison prochaine) ainsi que les droits de diffusion télévisuels, qui pourraient alors battre des records. Au total, une manne de plus de 10 milliards d’euros pourrait être répartie entre les vingt équipes alignées. Les promoteurs du projet caressent l’espoir de donner le coup d’envoi de ce tournoi dès la saison 2022-2023.
Une bulle spéculative sans précédent, mais peut-être aussi et surtout l’avènement d’une oligarchie sportive, puisque seuls vingt clubs se partageraient des bénéfices immenses au détriment des championnats nationaux. «Il y a très longtemps que la consécration du foot business est survenue au détriment des clubs plus modestes», soupire Vincent Duluc. «Le foot repose sur un système pyramidal: on peut partir de tout en bas pour arriver tout en haut. C’est ça qui se joue avec cette affaire», analyse le journaliste sportif.
«Il n’y a pas de ruissellement possible, il n’y a que de la confiscation»
Dans un entretien donné à l’émission espagnole El Chiringuito, Florentino Pérez, président du Real Madrid et président désigné de la Super Ligue, s’est de son côté défendu de vouloir créer une «ligue des riches», assurant que ce projet permettra au contraire de «sauver le football». Un sport menacé selon lui par une «baisse d’attractivité» auprès des plus jeunes et par le manque à gagner dû à la crise sanitaire. «Cet argent sera pour tout le monde, c’est une pyramide», a ainsi vanté le magnat du BTP espagnol.
«Florentino Pérez se fout complètement de la gueule du monde. Il n’y a pas de ruissellement possible, il n’y a que de la confiscation!» vitupère Vincent Duluc.
«On a l’impression que c’est le sens du monde économique actuel», poursuit le spécialiste du foot anglais et de l’Olympique lyonnais. «J’espère que ce cynisme va être giflé par la réaction des Anglais notamment. La chute de ce projet viendra de l’Angleterre et de la société civile britannique dans son ensemble, pour qui le football représente quelque chose d’essentiel», veut croire celui qui a été désigné en 2019 président du conseil d'administration du Musée national du sport.
L’affaire a en effet pris un tournant politique depuis que Boris Johnson puis Emmanuel Macron se sont tous deux opposés au projet de Super Ligue européenne. Le Premier ministre britannique a ainsi estimé sur Twitter que ce projet «frapperait en plein cœur notre football national et susciterait l'inquiétude des fans à travers le pays». De son côté, l’Élysée a fait savoir que «l'État français appuiera toutes les démarches de la LFP [Ligue de football professionnel, ndlr], de la FFF [Fédération française de football, ndlr], de l'UEFA et de la FIFA [Fédération internationale de football association, ndlr] pour protéger l'intégrité des compétitions fédérales, qu'elles soient nationales ou européennes.»
Ronaldo et Messi interdits de Coupe du monde?
Rien ne dit toutefois que l’UEFA obtiendra gain de cause face aux douze clubs sécessionnistes. L’instance européenne a ainsi menacé de les radier de la prochaine Ligue des champions et a demandé à la FIFA de bannir les joueurs de ces équipes de toute compétition internationale. Si cette décision se confirmait, il s’agirait d’un séisme économique et sportif pour le monde du ballon rond, de l’ordre du jamais vu: ni Lionel Messi, ni Cristiano Ronaldo (entre autres) ne seraient alors autorisés à disputer la prochaine Coupe du monde en 2022 au Qatar. «Je n’ai pas beaucoup d’illusions sur la solidarité de la FIFA par rapport à l’UEFA», glisse toutefois Vincent Duluc. Pire, l’UEFA pourrait être condamnée pour «abus de position dominante» par la Cour de justice de l’Union européenne, comme cela s’est vu par le passé avec l’arrêt Bosman en 1995.
«On peut tout à fait contester le fait que les compétitions sont organisées seulement par l’UEFA ou par la FIFA, là n’est pas le problème. Certaines compétitions, comme le Tour de France, sont organisées par des organismes privés. La question, c’est de savoir si cette compétition respecte l’histoire du sport ou pas», argue Vincent Duluc.
«La formule que propose l’UEFA pour la réforme de la Ligue des champions me dérange fondamentalement, mais elle respecte les critère d’admission qui avaient été édictés avant et ne remet pas en cause la méritocratie du football», poursuit le reporter de L’Équipe, journal qui a créé la Coupe d’Europe des clubs champions, ancêtre de la Ligue des champions.
Deux poids lourds du football européen ont néanmoins refusé de se joindre au projet de Super Ligue. Et non des moindres puisqu’il s’agit des deux finalistes de la dernière Ligue des champions: le Bayern Munich et le Paris Saint-Germain. Lors de son discours, Aleksander Ceferin a d’ailleurs chaleureusement remercié Nasser al-Khelaïfi, président du PSG, pour son soutien: «Vous avez montré que vous êtes un grand homme et que vous respectez le football et ses valeurs.» Sauf que le dirigeant qatari du club parisien a toutes les raisons du monde de ne pas cautionner la Super Ligue, car il dirige aussi BeIN Media Group, le diffuseur qatari de la Ligue des champions dans plusieurs pays. «Il n’y a évidemment aucune innocence là-dedans. La vertu est possible, mais il y a aussi d’autres explications», avance Vincent Duluc.
«BeIN Sports a ses plus gros contrats télévisés avec l’UEFA (pour la Ligue des champions) et avec la FIFA (pour la Coupe du monde). Nasser al-Khelaïfi ne peut pas se permettre de couper les ponts avec l’institution qui va organiser la prochaine Coupe du monde au Qatar!» décrypte notre interlocuteur.
Très sévère à l’encontre des douze clubs sécessionnistes, Vincent Duluc n’a pas de mots assez durs pour tancer leur démarche.
«Soit ces clubs vont au bout de leur projet, soit ils s’arrêtent en chemin. Mais, dans les deux cas, personne ne leur pardonnera», tranche-t-il.