Sartre, le grand fossoyeur du modèle d’assimilation à la française

Depuis le début de 2021, les parutions autour du thème de l’assimilation s’enchaînent. Et ce, au moment même où le modèle républicain de la IIIe République pâtit de la montée du communautarisme en France. Une impasse dans laquelle nous a conduit un certain Jean-Paul Sartre, comme l’explique le philosophe Vincent Coussedière au micro de Sputnik.
Sputnik

«Il faut remonter au-delà des années 1970 lorsqu’on veut faire la généalogie du multiculturalisme français», clame Vincent Coussedière.

L’essayiste vient de publier Éloge de l’assimilation: critique de l’idéologie migratoire (éd. du Rocher). Avec Assimilation: en finir avec ce tabou français de Lydia Guirous et Le Rêve de l’assimilation de Raphaël Doan, il s’agit de la troisième publication en trois mois tournant autour du même sujet. La montée du communautarisme islamiste, le virage racialiste d’une partie de la gauche ajoutés aux incursions répétées du multiculturalisme anglo-saxon dans la société française n’y sont certainement pas pour rien. Or, lorsqu’on parle «dérive identitaire», «multiculturalisme», «gauche racialiste», les noms des grands théoriciens des années 1970 s’invitent au débat: Derrida, Foucault, Deleuze… Pour l’essayiste, il convient de faire un pas de plus en arrière.

Sartre, père du «programme de la honte»

Plus le modèle républicain est en péril dans une société atomisée en quête de repères, plus les invitations à renouer avec le modèle de cohésion nationale se font entendre chez plusieurs intellectuels. Vincent Coussedière tâche donc dans son essai de rappeler que l’artisan le plus emblématique de cette «postmodernité archaïque», comme aime à l’appeler Régis Debray, n’est autre que l’illustre philosophe Jean-Paul Sartre.

«Ce que j’essaie de montrer, c’est qu’il y a un premier déploiement de cette logique dès l’après-guerre dans l’œuvre de Sartre. Derrida comme Foucault ont d’ailleurs reconnu leur dette politique à son égard», précise Vincent Coussedière.

Figure de l’intellectuel engagé, Jean-Paul Sartre va fournir, selon le philosophe, la matrice intellectuelle de tout un ensemble de revendicateurs anti-racistes, immigrationnistes et multiculturalistes. Ses ayants droit actuels puiseraient dans ce «programme de la honte» voué à abattre le modèle d’assimilation français.

À travers des textes célèbres comme Réflexions sur la question juive, Orphée noir ou la préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon, référence cardinale des décolonialistes actuels, Sartre fonde ainsi «l’idéologie migratoire» que dénonce Vincent Coussedière dans son ouvrage.

Une pensée axée sur un triple verrouillage: la honte de la nation, la critique de sa tradition assimilatrice des étrangers par la promotion de leur «identité», l’engagement médiatique et juridique en faveur des immigrés victimisés pour leur «reconnaissance».

«C’est assez fascinant, ça n’a pas tellement été noté, on a un déploiement de toutes les thèses actuelles multiculturalistes en défense de telle ou telle identité», s’amuse Vincent Coussedière. Sartre aura ainsi à cœur de dénoncer dans ces écrits «la honte de l'assimilation nationale destructrice des identités», et notamment le sort des colonisés de l’empire français. Un sentiment de culpabilité qui fera les beaux jours des idéologies victimaires, note le philosophe qui pointe les dangers d’une telle logique: «Comment peut-on assimiler des étrangers si nous avons honte de nous-mêmes?»

De la victoire du legs sartrien?

L’«idéologie migratoire» jouerait efficacement de nos jours sur les ressorts du débat français montés par Jean-Paul Sartre, accusant «tout programme migratoire strict de racisme, de xénophobie»… Une révolution des esprits qui fonde pour l’essayiste cette «vision complètement morale» autour de «ce serpent de mer» qu’est l’immigration. Vincent Coussedière, comme tout esprit qui se respecte, fait néanmoins dans la nuance. Il admet la critique adressée par certains intellectuels à l’universalisme républicain. Ce «modèle d’assimilation de la IIIe République, quelque peu idéaliste et abstrait».

L’agrégé de philosophie préfère s’appuyer sur la pensée de Gabriel Tarde, philosophe du social de la fin du XIXe siècle, «quelque peu éclipsé par Durkheim», le père de la sociologie moderne. Avec l’«assimilation imitative», Vincent Coussedière prône un modèle d’assimilation dans son rapport aux mœurs et non plus seulement limité à la loi. Une rupture donc avec le modèle d’intégration importé en France à la fin des années 1980 et accusé par l’auteur de faire le lit des aspirations multiculturelles des légataires de l’héritage sartrien.

​Vincent Coussedière reste ainsi sceptique sur les appels à substituer le modèle assimilationniste au multiculturalisme au cœur de «l’idéologie migratoire». «La question est de savoir vers quel modèle politique on peut aller à ce moment-là, si on renonce à l’assimilation», s’interroge-t-il avant de songer aux démons enfantés par le parachèvement de la pensée sartrienne: la guerre de tous contre tous. 

«Je n’en vois pas, si ce n’est un retour à une forme, non pas seulement de multiculturalisme, mais de libanisation, de processus de guerre civile, de tous contre tous. Puisque la démocratie a besoin, au contraire, d’une volonté générale et d’une homogénéité du peuple», estime le philosophe.
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