«Je proposerai d’ici quelques semaines un dispositif de concertation et de conciliation qui doit permettre à toutes les entreprises qui sont en train d’arriver face à ce mur de la dette, de leur proposer une solution sur mesure.» Invité de RMC/BFMTV le 14 avril, le ministre de l’Économiea fait des annonces d’importance sur l’avenir des entreprises françaises.
Bruno Le Maire a évoqué la possibilité d’annuler une partie de leur dette: «On ne va pas attendre que l’entreprise se prenne le mur, on va regarder sa situation, l’étudier tous ensemble et voir s’il faut étaler sa dette, voire annuler sa dette en partie.»
Annulations «au cas par cas»
Au micro de Sputnik, Charles Gave, économiste, financier et président de l’Institut des Libertés, soulève d’emblée un problème d’ordre légal:
«Quelle est la justification juridique qui permettrait à l’État d’annuler une dette? En principe, il s’agit d’un contrat entre deux parties privées que sont dans ce cas d’un côté, la banque et de l’autre, la société qui emprunte. Je serais curieux de savoir comment l’État s’arrogerait le droit d’annuler cette dette.»
Bruno Le Maire semble opter pour une concertation permettant de réunir l’État, le Commissaire aux comptes, les représentants du tribunal de commerce et les banquiers pour «qu’on dise au cas par cas, cette entreprise-là, elle est en difficulté, elle est face à un mur de dette, on voit venir le problème.» Et d’assurer qu’au ministère de l’Économie, «on a tous les signaux d’alerte nécessaires, en liaison avec la Banque de France, pour savoir quelles sont les entreprises qui commencent à avoir un vrai problème d’endettement.»
Le patron de Bercy a indiqué que si des entreprises se retrouvaient «face à un mur de dette», ce n’était pas à cause des prêts garantis par l’État (PGE). Ces derniers ont pourtant obtenu un colossal succès. D’après les chiffres officiels, au 2 avril 2021, les banques avaient accordé pour 136,6 milliards d’euros de ces prêts pour un taux de refus sur les demandes éligibles très faible: 2,9%. Ce sont en immense majorité les très petites entreprises –donc potentiellement les plus vulnérables– qui ont fait appel à cet outil de soutien économique (88,54%). Pour ces dernières, le taux de garantie de l’État est de 90%.
Mais Bruno Le Maire s’est montré davantage inquiet des autres prêts contractés par les entreprises. Des emprunts qu’elles ne sont plus en mesure de rembourser à cause de leur manque d’activité et qu’elles avaient obtenus auprès des banques sans garantie des pouvoirs publics.
Charles Gave note que les banques sont actuellement dans une mauvaise passe. Il ne voit pas pourquoi «elles devraient accepter d’encaisser des pertes en cas d’annulation des dettes.» Sans surprise, les banques françaises ont souffert de la crise du Covid-19. Le résultat de BNP Paris, la plus importante, a chuté de 13,5% en 2020. Le résultat net du groupe BPCE s’est quant à lui effondré de 47%.
Atteinte à la concurrence? «On finance les canards boiteux!»
Même performance morose en 2020 pour Société Générale avec «un résultat net en baisse de 28% au quatrième trimestre, à 470 millions d’euros, sous l’effet des provisions passées pour absorber les éventuelles défaillances de ses clients», explique L’Agefi.
En plus de la pandémie, les banques doivent composer avec des taux historiquement bas. Ils sont la conséquence de la politique monétaire ultra-accommodante de la Banque centrale européenne (BCE), qui est néfaste pour leurs marges. Reste que si les performances sont en baisse, les banques françaises ont tout de même dégagé 21,5 milliards d’euros de bénéfices nets en 2020, d’après des statistiques publiées le 12 avril par la BCE.
Le président de l’Institut des libertés voit également dans la proposition de Bruno Le Maire une grave atteinte à la concurrence: «Pourquoi annuler la dette de quelqu’un qui est en difficulté et pas celle de son concurrent qui a mieux géré ses finances?»
«Une fois de plus, en France, on finance les canards boiteux au détriment des gens qui font leur boulot convenablement», regrette le financier.
Ce dernier assure qu’en mettant en place une telle politique, le gouvernement empêcherait de se produire ce que l’économiste Joseph Schumpeter appelait «la destruction créatrice».
Le travailleur français paiera-t-il la note?
«Le nouveau ne sort pas de l’ancien, mais apparaît à côté, lui fait concurrence jusqu’à le ruiner», écrivait en 1942 l’Autrichien naturalisé américain, dans Capitalisme, socialisme et démocratie. «Dans ce pays, les mal gérés ont une espèce de prime pour continuer à survivre», s’agace Charles Gave. Et de poursuivre:
«L’État ferait mieux de baisser les charges sociales pour tout le monde pendant un an. Tout ceci donne encore une fois l’impression d’un gouvernement qui ne comprend rien à l’économie, ce qui n’est d’ailleurs plus à prouver.»
L’occasion pour l’économiste de railler la formation de Bruno Le Maire. Ce dernier a intégré en 1989 l’École normale supérieure (ENS) dans la section lettres, «ce qui est très bien pour lire des textes de Paul Valéry, mais certainement pas suffisant pour comprendre l’économie», tance-t-il.
Bruno Le Maire assure pourtant qu’il vise à aider les entreprises saines qui doivent «survivre à la crise». Il a notamment évoqué les PME du secteur de l’aéronautique, qui «vont rebondir dans deux ans ou trois ans», mais qui se trouvent «dans un secteur d’activité qui est tellement fragilisé qu’elles ne vont pas y arriver.» Pas de quoi convaincre Charles Gave, qui juge très sévèrement l’exécutif:
«C’est un gouvernement d’amateurs comme l’a fort bien dit le Président de la République et il continue à faire des trucs d’amateurs.»
Le spécialiste de la finance convoque la figure de Milton Friedman, prix Nobel d’économie en 1976 et qui avait prononcé cette sentence devenue célèbre: «Il n’y a pas de repas gratuit.»
«Quelqu’un paiera de telles annulations de dette. Au final, il s’agira du consommateur et du travailleur français», prévient Charles Gave.
Pour ce dernier, l’hypothèse émise par Bruno Le Maire entraînerait de bien néfastes conséquences économiques:
«L’entreprise mal gérée fera de toute façon faillite et elle pourrait entraîner dans sa chute l’entreprise bien gérée à cause de la faiblesse des marges provoquée par le maintien en vie de la première. Vous vous retrouverez alors avec non pas un travailleur sur le carreau, mais deux.»