Quelques jours avant l’arrivée de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, et du président du Conseil européen, Charles Michel, se tenait au Palais présidentiel d’Ankara une réunion entre experts européens et turcs. Ce sommet avant l’heure était organisé à l’initiative du SETA, un think-tank fondé par Ibrahim Kalin, porte-parole et proche d’Erdogan:
«Lors de cette réunion, les membres du groupe de réflexion turc progouvernemental ont affirmé que les questions démocratiques étaient des détails mineurs, ce qui comptait dans les relations étant les intérêts géostratégiques», confie au micro de Sputnik Constantin Pikramenos.
Pour ce spécialiste de la Turquie, coauteur du livre MIT – Le service secret turc (VA Éditions, 2021) cette réunion était un avertissement. «Vous ne nous embêtez pas trop sur les droits de l’Homme et on avance sur les sujets où on peut avancer», auraient en quelque sorte prévenu les experts turcs.
Les droits de l’homme sous le tapis
Une initiative qui aurait, semble-t-il, fonctionné. Le 6 avril, après leurs réunions avec le Président Erdogan, les dirigeants bruxellois ont évidemment évoqué les droits de l’Homme auprès des journalistes. En apparence, cette question demeure pour eux un point «non négociable». D’ailleurs, ce ne sont pas les affaires qui manquent. Pas plus tard que ce lundi 5 avril, 10 anciens amiraux ont été arrêtés pour avoir critiqué un projet d’Erdogan de construction d’un canal. Mais ce sont surtout les prémisses d’un nouvel «agenda positif», pour reprendre les termes utilisés par les Européens, qui ont marqué Constantin Pikramenos:
«La visite de la présidente de la Commission européenne et du Président du Conseil européen était plutôt symbolique, pour montrer que les Européens ont toujours la bonne volonté d’avancer sur des projets “win-win” avec la Turquie d’Erdogan», résume le spécialiste en intelligence économique.
Sur la question des migrants, dossier extrêmement tendu s’il en est, l’accord signé en 2016 avec l’Europe et par lequel les autorités turques s’engagent à bloquer les flux migratoires vers la Grèce, en contrepartie d’une aide financière de six milliards d’euros, sera prolongé.
Chantage aux migrants
Pour certains, la prolongation de ce pacte est une concession trop importante envers un dirigeant qui ne cesse de provoquer l’Europe. «L’UE met en scène le spectacle de sa faiblesse par rapport à la Turquie. C’est [son] impuissance à maîtriser ses frontières qui produit cette faiblesse sidérante», s’est indigné l’eurodéputé François-Xavier Bellamy dans les colonnes du Monde. Pour lui, «l’Europe fait une lecture erronée de la situation actuelle: la Turquie est fragilisée, et l’UE a des leviers à sa disposition pour poser ses exigences.»
«Erdogan veut que l’argent du contribuable européen arrive directement dans les caisses de l’État turc, sans qu’il n’y ait de surveillance sur la gestion de cette manne», estime Constantin Pikramenos.
En 2016, les six milliards d’euros alloué à la gestion des migrants allaient au «EU Facility for Refugees in Turkey», une structure de cogérance des fonds qui permettait à Bruxelles d’avoir l’assurance que la manne européenne était effectivement attribuée à l’aide aux migrants. Désormais, le dirigeant turc veut simplement recevoir l’argent et que Bruxelles lui fasse confiance.
Une position qu’il se permet d’avoir, car Ankara est revenu dans les bonnes grâces de Bruxelles. En effet, les navires de prospection gazière qui avaient semé la discorde avec la Grèce à l’été 2020 sont rentrés au port et les pourparlers turco-grecs interrompus en 2016 ont repris leur cours. Le chef d’État turc a même adopté une position plus conciliante envers la Grèce et Chypre.
Islamisme et Frères musulmans
Ces griefs ne sont pourtant que la partie émergée de l’iceberg, juge notre interlocuteur. «Dans le même temps, le service secret turc (MIT) et une galaxie d’ONG, de fondations (Maarif), des communautés religieuses (Milli Gorus), de bandes nationalistes (Loups gris, Germania Osmanen) agissent presque librement en Europe sous la direction d’Ankara», ajoute celui qui considère que Bruxelles sous-estime considérablement la menace turque par peur d’une vague migratoire.
«La Commission européenne possède toutes ces informations, mais la doctrine “business et immigrants” domine la politique de Bruxelles», dénonce ainsi le spécialiste de la Turquie.
Et Constantin Pikramenos de rappeler que le Conseil européen de mars 2021 avait décidé de ne pas sanctionner la Turquie. Pour l’heure, Bruxelles semble satisfait de l’apparente baisse des tensions en Méditerranée orientale, et repousse un «réexamen des progrès réalisés» à la fin du mois de juin prochain.
Une position qui semble tout à fait convenir à Recep Tayyip Erdogan. Celui-ci peut continuer d’avancer ses pions un trimestre de plus, en sachant pertinemment qu’il aura toujours sous la main, dans trois mois, son infaillible levier de négociation: les migrants.