Islam, islamisme, valeurs républicaines: un ex-ministre algérien analyse pour Sputnik les causes des tensions en France

Dans un entretien à Sputnik, Noureddine Boukrouh, ex-ministre algérien, analyse les causes historiques, scientifiques et anthropologiques du problème de la compatibilité de l’islam et de l’islamisme avec les valeurs républicaines universelles, notamment en France. Selon lui, «les musulmans de France sont devant une grande épreuve».
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Alors que le débat autour de la loi sur le séparatisme fait rage en France, Emmanuel Macron a décidé d’annuler l’accord liant l’Hexagone à l’Algérie relatif à l’envoi d’imams détachés pour tenir les mosquées sur le territoire français. Sur fond de la polémique sur le concept d’islamogauchisme, l’islamisme militant constitue-t-il un danger pour la France et les pays arabes et musulmans d’où il émane?

Que dire de la décision du chef de l’État français? Peut-on régler les questions de compatibilité de l’islam avec les valeurs universelles républicaines? Est-ce possible?

Pour tenter de répondre à ces questions, Sputnik a sollicité Noureddine Boukrouh, ex-ministre, intellectuel et penseur algérien ayant plusieurs contributions sur ces sujets. Pour lui, «l’islamisme militant est et restera une menace permanente, fondamentale et systémique pour le monde arabo-musulman dans son ensemble tant qu’il n’aura pas été dissocié de l’islam par un processus de réformes touchant le vieux savoir religieux à sa source, laquelle se trouve au Caire, à Médine, Qom ou Kandahar».

«L’Algérie, premier pays où l’islamisme politique a gagné des élections»

«L’enseignement religieux dispensé dans les écoles algériennes et distillé dans les causeries à but éducatif et les prêches religieux dans les mosquées et à la télévision procède de ce savoir religieux non renouvelé depuis mille ans et inadapté aux conditions de vie du monde moderne», avance l’ex-ministre, soulignant qu’«il faut se rappeler que l’Algérie a été le premier pays où l’islamisme politique a gagné des élections démocratiques qu’il comptait utiliser pour mettre fin à la démocratie et à l’État de droit, et les remplacer au pied levé et à la fortune du pot par un État islamique mythique».

«Cela a coûté au pays plus de 200.000 morts et des destructions évaluées à des dizaines de milliards de dollars», rappelle-t-il, précisant que «20 ans plus tard, des révolutions contre le despotisme et pour la démocratie éclataient en Tunisie, en Égypte, en Libye, en Syrie, au Maroc, au Yémen. Quand vint l’heure des élections, partout où elles ont eu lieu, elles ont été remportées par l’islamisme. La Tunisie est institutionnellement bloquée à ce jour, l’Égypte est revenue au despotisme militaire, la Libye ne sait plus à quelle qibla [direction, ndlr] se vouer, et le Yémen et la Syrie ont été détruits par le conflit entre sunnites et chiites. Seul le Maroc a échappé à la destruction».

Dans le même sens, M.Boukrouh estime que «l’islamisme politique, qui n’a pas déclenché le 5 octobre 1988 [première révolte populaire en Algérie, ndlr], le 22 février 2019 ou encore les révolutions arabes, est aussi actif qu’autrefois pour confisquer la révolution». «Si cela devait arriver, ce serait encore une fois par la faute du peuple algérien qui aura succombé une nouvelle fois au chant des sirènes des temps anciens au lieu d’écouter la voix de la raison», alerte-t-il, jugeant qu’alors «il méritera d’être réduit à l’esclavage qui est encore halal en islam, ne l’oublions pas».

Quid de la situation en France?

Abordant la polémique qui sévit en France, Noureddine Boukrouh explique que «l’islamisme est devenu une affaire mondiale et un problème de sécurité internationale car les musulmans ont essaimé en grand nombre dans presque tous les pays de la planète, même si l’islamisme ne les représente que dans une proportion de l’ordre de quelques unités pour cent».

«Il reste que l’islamisme ne germe que là où il y a des musulmans, et qu’il constitue un danger comme l’a récemment démontré au monde l’organisation Daech*», poursuit-il, ponctuant que «la France est un des pays européens accueillant un nombre important de musulmans d’origine africaine pour l’essentiel, mais où leur "visibilité" est devenue une source de problèmes récurrents entre eux et le reste des Français».

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Indiquant que l’islamisme s’exprime essentiellement par l’étalage «de signes ostentatoires de religiosité qui n’existaient pas ou n’étaient pas courants il y a un demi-siècle, même dans les pays d’origine de la communauté musulmane, au point de devenir un "incommodo", pour ne pas dire un casus belli», l’interlocuteur de Sputnik soutient qu’«avec l’islamisme, la France est confrontée à un problème dont les manifestations sont locales, mais dont les origines sont partout dans le monde et nulle part. Elle se propose de faire cadrer une religion se prévalant plus que toute autre du divin avec un modèle social issu des choix de la société française au fil des siècles».

Ainsi, en tant que nation de la culture judéo-chrétienne, en tant que démocratie et en tant qu’État de droit souverain, «elle est fondée à prendre toute mesure d’ordre public sur son territoire, y compris les conditions d’exercice de l’être et du paraître religieux quel qu’il soit et sans que l’islam puisse se prévaloir d’un statut dérogatoire». «L’État français et les représentants du culte musulman sont arrivés à un consensus sur une charte comportementale qui va certainement apaiser les tensions», ponctue-t-il, mettant en garde que «si, à Dieu ne plaise, elle ne réussit pas à transformer l’"incommodo" en "commodo", alors il faudra craindre pour l’avenir de l’islam en France».

À cet effet, M.Boukrouh considère que «les musulmans de France sont devant une grande épreuve, et l’islam devant une importante mise à l’épreuve». «La grande épreuve pour eux, c’est de devoir vivre en milieu laïc, un milieu où la religion relève du privé et doit se pratiquer dans la discrétion par respect pour les lois du pays et les autres religions. Ils auront le choix entre accepter que leur religion soit au-dessous de la loi des hommes ou se résoudre à quitter le pays», avance-t-il.

Par ailleurs, il explique que la mise à l’épreuve pour l’islam appelle précisions et nuances. «De quel islam s’agit-il? L’islam coranique ou l’islam historique? L’islam abrahamique ou l’islamisme? S’il est impossible de concilier le vieux savoir religieux avec les valeurs universelles républicaines, avec le Coran, c’est possible. Moyennant une nouvelle exégèse, une nouvelle entreprise de décodage du Coran au moyen d’outils cognitifs puisés dans le savoir universel contemporain».

Que faire?

Le problème n’est pas entre l’islam coranique et les sociétés européennes ou modernes, «mais entre le savoir religieux musulman, vieux de 1000 ans, et l’ensemble des pays du monde où se trouvent des musulmans», expose Noureddine Boukrouh, précisant que «ce savoir, en prenant la décision de s’annexer à la religion, d’en devenir une partie intégrante, s’est enfermé dans une sacralité artificielle et nuisible à l’islam dont il ne sait comment se dépêtrer car il a jeté la clé du cadenas avec lequel il s’est lui-même enfermé au début de l’an 1000 du calendrier universel».

Ainsi, il affirme que le monde musulman, la culture musulmane et les représentations mentales des musulmans changeront «le jour où le vieux savoir religieux changera». «C’est dans l’espace situé entre le sacré et le profane qu’il faut chercher la serrure où doit être introduite la clé de la rénovation de l’islam», indique-t-il, estimant que «c’est à l’islam de trouver sa place dans le monde, et non au monde de trouver sa place dans l’ancienne vision du monde de l’islam théocratique et fataliste».

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Pour étayer son propos, M.Boukrouh rappelle que «l’islam n’est pas une nature mais une culture, et une culture peut et doit évoluer. Le présent ne peut pas être un calque du passé. L’islam doit régler son pas sur celui de l’humanité pour s’intégrer à la marche universelle vers un futur passionnant, riche en découvertes et en changements qui doteront l’homme de pouvoirs proprement divins».

Pour un islam des lumières?

Pour se faire, le penseur soutient qu’il n’y a pas d’autre solution que d’ouvrir le plus vite possible le chantier de «la reconstruction de la conception du monde des musulmans pour frayer la voie à des idées capables de les réenchanter et de les réconcilier avec les autres peuples, les autres religions et les systèmes de valeurs en vigueur dans les sociétés contemporaines. C’est ainsi que se concrétisera l’apport de l’islam à la civilisation humaine».

Selon lui, «cette marche est éclairée par un savoir qui se remet constamment en cause pour autoriser les avancées cognitives et technologiques réalisées et celles à venir qui changeront tous les aspects connus de la vie humaine dans les prochains siècles, pour ne pas dire les prochaines décennies».

«Cela dit, il ne faut pas s’illusionner outre mesure […]. L’islamisme n’étant pas apparu spécifiquement en France, son traitement ne saurait être exclusivement français. C’est comme si on s’illusionnait de pouvoir mettre fin au Covid-19 dans le monde avec un vaccin inoculé aux seuls Français» poursuit Noureddine Boukrouh. Et de conclure: «Il faut que tout le monde musulman guérisse de l’islamisme pour qu’il disparaisse du reste du monde et de la France».
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