Quel est le dessous des cartes du rapprochement turc avec l’Égypte et l’Arabie saoudite?

Dans un entretien à Sputnik, le Dr Sidaoui estime que les gisements de gaz en Méditerranée orientale sont la raison qui a poussé Ankara à tenter de réchauffer ses relations avec l’Égypte et l’Arabie saoudite, notamment en soldant la question de son soutien au mouvement des Frères musulmans*.
Sputnik

Le 12 mars, la Turquie a lancé plusieurs messages d’ouverture en direction de l’Égypte et de l’Arabie saoudite. En effet, les relations entre Ankara et Le Caire se sont fortement dégradées depuis 2013, suite à la destitution de feu le Président Mohamed Morsi, issu de la mouvance des Frères musulmans*, par l’armée sous le commandement du général Abdel Fattah al-Sissi, élu par la suite Président de la République. Tayyip Recep Erdogan avait même qualifié en juin 2019 les dirigeants égyptiens de «putschistes» et de «tyrans», les accusant d’être responsables de la mort de Mohamed Morsi.

Outre l’Égypte, la Turquie a également tendu la main à l’Arabie saoudite dans le sillage de l’accord qui a scellé la réconciliation entre Doha et les autres monarchies du Golfe lors du sommet du Conseil de coopération du golfe (CCG), mettant ainsi fin à une crise de plus de trois ans.

Dans un entretien accordé à Sputnik, le Dr Riadh Sidaoui, directeur du Centre arabe de recherches et d'analyses politiques et sociales à Genève, explique les enjeux énergétiques de ce rapprochement et ses répercussions sécuritaires probables, notamment concernant la présence des Frères musulmans* en Turquie.

«Les gisements de gaz en Méditerranée orientale»

«Ce changement d’attitude d’Ankara depuis quelques semaines intervient dans un contexte où la Turquie se sent isolée sur le plan diplomatique en Méditerranée orientale, où d’importants gisements de gaz ont été découverts», explique le Dr Sidaoui, rappelant à ce titre que «l’Égypte, Chypre, la Grèce, Israël, l’Italie, la Jordanie et les territoires palestiniens ont créé en 2019 le Forum du gaz de la Méditerranée orientale, excluant la Turquie [...]. Ce forum est né dans le sillage de l’accord entre Le Caire et Athènes sur la délimitation maritime, conclu au grand dam d’Ankara».

Toujours le 12 mars, le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Cavusoglu, a affirmé lors d’une déclaration à la presse que des «contacts au niveau diplomatique ont débuté avec l’Égypte [...] sans préconditions» des deux côtés, selon l’agence Anadolu. Plus tard dans la journée, le Président Erdogan ajoutait que ces contacts ont lieu «juste un cran au-dessous du plus haut niveau», poursuit Anadolu.

Pour le Dr Sidaoui, ces clins d’œil à répétition des dirigeants turcs en direction de leurs homologues égyptiens interviennent après un évènement majeur qui a rendu caduc les tentatives de la Turquie de mener des prospections de gaz unilatérales en Méditerranée orientale.

En effet, le spécialiste rappelle que «le 6 mars, au terme de la quatrième réunion périodique du Forum du gaz au Caire, sous la présidence égyptienne, le ministère égyptien du Pétrole a annoncé via un communiqué que les États membres ont accepté que la France rejoigne le forum en tant que membre et les États-Unis en tant qu'observateur».

«Cette situation a fait basculer les calculs stratégiques d’Ankara, membre de l'Otan, qui estime désormais qu’un accord avec l’Égypte et les autres pays du forum serait nettement plus bénéfique pour elle que celui conclu avec le Gouvernement d’union nationale libyen (GNA), signé en novembre 2019 avec Fayez el-Sarraj, et à travers lequel elle avait tenté d’accaparer les gisements gaziers revendiqués également par la Grèce et Chypre», ajoute le Dr Sidaoui, soutenant que le forum avait aussi «décidé du développement d'un marché régional durable pour le gaz afin d’optimiser l'utilisation des ressources gazières en Méditerranée orientale, en respectant les droits de ses membres conformément au droit international».

Quid de l’Arabie saoudite?

Concernant le rapprochement avec Riyad, l’expert rappelle que les pays du Golfe ont conclu, sous les auspices des États-Unis en janvier 2020, un accord mettant fin à la crise du Golfe.

«Dans le contexte de l’arrivée de la nouvelle administration américaine, la réintégration du Qatar dans le Conseil de coopération du Golfe (CCG) lors du sommet d’al-Ula n’a pas laissé beaucoup de choix à Ankara qui n’a d’ailleurs pas soufflé mot sur le rapport de la CIA accusant Mohammed ben Salmane d’être le commanditaire de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi», explique Riadh Sidaoui, ponctuant qu’«il faut également avoir à l’esprit que l’Arabie saoudite a déployé en janvier des F-15 sur l’île de Crète à la demande de la Grèce au même moment où cette dernière concluait un important contrat militaire avec Israël relatif à la création d’une école d’aviation de combat».

«Ces mesures donnent des ailes à la Grèce et sa présence à Chypre, ainsi que pour l’Égypte et les monarchies du Golfe, où Riyad joue un rôle dominant qu’elle exploite pour tenter de limiter l’influence de la Turquie», soutient-il, soulignant que «l’expansion du front antiturc sert également Israël et accroît l’isolement de la Turquie […]. Bien que n’ayant pas de côte en Méditerranée, l’Arabie saoudite souhaite limiter l’influence turque dans la région arabe, notamment en Syrie et au Liban, et ainsi contrer son soutien à la confrérie des Frères musulmans*».

«Les Frères musulmans*, le dindon de la farce»

Lors de sa déclaration à la presse le 12 mars, Recep Tayyip Erdogan a également affirmé que «nous voudrions poursuivre ce processus [de rapprochement avec l’Égypte, ndlr] en le renforçant».

«Une fois que les contacts sécuritaires, diplomatiques et politiques auront produit des résultats, nous pourrons porter cela à un niveau plus élevé», a-t-il ajouté, selon l’Anadolu.

À ce propos, le Dr Riadh Sidaoui est catégorique: «il s’agit de livrer les Frères musulmans* présents en Turquie à l’Égypte et à l’Arabie saoudite, en fonction du pays où ils sont recherchés par la justice, de fermer leurs bureaux et leurs associations, ainsi que leurs chaînes de télévision au fur et à mesure que les intérêts d’Ankara sont pris en compte au Caire et à Riyad».

«Dans cette guerre d’intérêts géostratégiques, il est clair, sans aucun état d’âme, que les Frères musulmans* seront le dindon de la farce», conclut-il.

*Organisation terroriste interdite en Russie

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