«Avant, c’était tous les mois, maintenant c’est quasiment tous les jours», se désespère au micro de Sputnik le philosophe Jean-François Braunstein. En effet, la «cancel culture» a encore frappé et cette fois-ci, c’est le père de la langue italienne qui en a fait les frais. Alors que l’Italie commémore en plein confinement les 700 ans de la mort du poète Dante Alighieri, une traduction de L’Enfer fait polémique.
Comme le rapportait Courrier international le 24 mars, une nouvelle version du texte datant du XIIIe siècle a été adaptée aux plus jeunes par la maison d’édition néerlandaise Blossom Books. Parmi les retouches, la suppression du passage relatif au prophète Mahomet pour «ne pas blesser inutilement», s’est justifiée la traductrice Lies Lavrijsen.
Une argumentation sensiblement identique avait été employée à l’été 2020 pour rebaptiser l’œuvre d’Agatha Christie au titre jugé offensant Dix petits nègres. Cette semaine, dans un autre registre, le personnage de Pépé le Putois était supprimé pour cause de sexisme du film Space Jam 2 et la semaine dernière, la chanson Cho Ka Ka O d’Annie Cordy se retrouvait elle aussi sur le banc des accusés.
Un «culte de la fragilité»
Dans le célèbre texte poétique La Divine Comédie, Dante entame une quête métaphysique et allégorique à travers l’au-delà. Un cheminement qui lui fait emprunter les voies de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis. Dans la première partie, le poète florentin, guidé par Virgile, croise toutes sortes de personnages errant dans les neuf cercles qui composent l’Enfer pour leurs pêchés passés. Parmi eux, Mahomet est puni d’avoir enfanté une religion «qui aurait semé la discorde sur Terre». Présenté de façon peu flatteuse, et jugeant le prophète trop dénigré par Dante à son goût, la traductrice a donc jugé bon d’évacuer une partie de ce passage, faisant acte pour ses détracteurs de «cancel culture».
La culture de l’annulation ou de l’effacement: sous cette expression sont regroupées un ensemble de dénonciations et d’initiatives visant à exclure (à «annuler», «to cancel» en langue anglaise) de l’espace public toute personnalité ou production jugée problématique ou inacceptable. Pour Jean-François Braunstein, professeur de philosophie à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, cette «censure» n’a rien à envier aux «mises à l’index de l’Inquisition».
«Il y a une forme de culte de la fragilité répudiant toute rationalité dans ces appels à “effacer”», estime l'auteur de l'ouvrage La Philosophie devenue folle (éd.Grasset).
Et Jean-François Braunstein de mentionner l’essai The Coddling American Mind (publié en 2018 par Greg Lukianoff, président de la Fondation pour les droits individuels dans l’éducation (FIRE), et le psychologue Jonathan Haidt). «Ces deux auteurs décrivent bien ce “dorlotage” de l’esprit américain selon lequel il est devenu impossible de s’exprimer et d’échanger sans blesser. Or, ce qui est parti des facs aujourd’hui se répand dans les musées, dans les écoles, dans les entreprises…», s’inquiète-t-il.
«L’action des réseaux sociaux agit comme un catalyseur», poursuit notre interlocuteur qui voit là une explication à la prolifération depuis plusieurs mois de ces actions militantes. Le marché, aussi, trouverait un «intérêt marketing» à cette segmentation des victimisations. De même qu’une certaine absence, propre à l’époque, de grande cause politique offrirait ici à cette jeunesse «une aventure relativement enthousiasmante». Les activistes antiracistes, féministes, transsexuels ou de toute autre communauté qui s’estime offensée considèrent, eux, leurs actions comme une démarche progressiste et vertueuse visant à rétablir un juste rééquilibrage. Par «l’effacement» donc.
Pour tout solde de rationalité
La «cancel culture» est une idée neuve en Europe. Débarquée des campus américains, néanmoins nourrie du déconstructionnisme des philosophes de la French Theory des années 70, cette terminologie s’est propagée rapidement dans l’espace médiatique. Un peu partout sur la planète le terme s’est imposé, au point que le dictionnaire Macquarie en a fait le mot de l’année 2019. La France, qui a pourtant nourri intellectuellement ce courant de pensée, est un peu à la traîne.
Une explication à chercher dans son héritage universaliste et sa passion cartésienne pour l’échange raisonné? Ce qui est sûr, pour Jean-François Braunstein, c’est qu’il y a dans cette cancel culture «un profond reniement de l’héritage des Lumières, et plus précisément de la rationalité, de l’échange contradictoire».
«Il y a dans la revendication à toute occasion du statut de victime une dispense de toute rationalité. L’offense ressentie justifie l’absence de réponse argumentée. Ce qui est catastrophique et d’autant plus choquant est que ce courant sort désormais des lieux de savoir que sont les universités», constate le philosophe.
Un sondage de l’IFOP pour le magazine L’Express du début du mois de mars 2020 confirmait que ces concepts venus de la gauche américaine étaient très peu connus des Gaulois réfractaires. 11% seulement des sondés avaient déjà entendu le terme de «cancel culture».