Les législatives en Algérie sont l’occasion pour «l’émergence d’une nouvelle classe politique»

Dans un entretien à Sputnik, le Dr Soufi explique les raisons qui poussent certains partis politiques algériens à participer aux prochaines élections législatives et celles qui incitent d’autres à les boycotter. Selon lui, ce rendez-vous électoral peut être l’occasion de sortir le pays de la crise, si la classe politique arrive à la saisir.
Sputnik

Jeudi 11 mars, le Président algérien Abdelmadjid Tebboune a signé un décret convoquant le corps électoral aux élections législatives anticipées du 12 juin. Depuis cette annonce via un communiqué de la présidence de la République, la scène politique algérienne connait une effervescence avec la reprise des marches populaires hebdomadaires du Hirak en toile de fond, mouvement populaire du 22 février 2019 qui a mis fin à 20 ans de pouvoir de l’ex-Président déchu Abdelaziz Bouteflika.

En effet, des partis politiques qualifiés de «pro-pouvoir» par la rue — dont le Front de libération nationale (FLN), le Rassemblement national démocratique (RND), le Mouvement de la société de paix (MSP) et El Bina — ont annoncé leur participation à ces élections. A contrario, des partis «d’opposition», tels que le Parti des travailleurs (PT) et le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), ont annoncé le boycott du rendez-vous électoral. D’autres partis, comme le Front des forces socialistes (FFS), Jil Jadid, le Mouvement démocratique et social (MDS) ou l’Union pour le changement et le progrès (UCP) ne se sont pas encore prononcés.

Ainsi, dans le contexte de la crise financière, économique et sociale aggravée par la pandémie de Covid-19 qui frappe l’Algérie, quels enjeux nationaux, régionaux et internationaux entourent ces législatives? Comment comprendre les tiraillements de la scène politique algérienne et quel serait l’impact sur la stabilité du pays si ces élections étaient un échec? Comment faire de ces élections un sursaut républicain?

Pour répondre à ces questions, Sputnik a sollicité le Dr Abdelkader Soufi, enseignant à l’université de Blida et expert en études stratégiques et politiques de défense.

«Tous les partis politiques cherchent à se repositionner»

«Le Hirak du 22 février 2019 a redonné du sang nouveau à la vie politique en Algérie, imposant de nouvelles valeurs et une nouvelle dynamique sociétale. Il a pris de court toute la classe politique algérienne, pouvoir et opposition confondus», affirme le Dr Soufi. Et après l’élection présidentielle du 12 décembre 2019 qui a vu l’arrivée d’Abdelmadjid Tebboune au pouvoir, «les élections législatives du 12 juin vont se tenir dans les mêmes conditions politiques [sur fond des marches du Hirak, ndlr] que ces dernières, mais dans un contexte économique et social plus tendu encore», ajoute-t-il.

Et d’expliquer que «tous les partis politiques, soit les "pro-pouvoir" ou "d’opposition", cherchent à se repositionner sur l’échiquier politique».

En effet, selon lui, «les partis comme le FLN, le RND, le MSP, El Bina et les autres, qui étaient surtout les soutiens de l’ex-Président Abdelaziz Bouteflika et qui sont donc tenus coresponsables avec lui de l’état dans lequel se trouve le pays, tentent de se redonner une nouvelle virginité politique et de se repositionner, notamment après le revers de leur soutien à un cinquième mandat de Bouteflika».

«De l’autre côté, il y a les partis "d’opposition" qui ont toujours joué la carte du boycott du fait qu’ils estiment qu’en participant aux élections, ils ne pourront pas avoir autant de voix que leurs concurrents "pro-pouvoir"», avance l’expert, soulignant qu’«ils sont également désignés par le peuple comme coresponsables de la crise à cause de leur participation aux anciennes assemblées et pour avoir assuré une façade démocratique à l’ancien système, en plus de leur faiblesse en termes d’organisation et de projet».

«En boycottant les élections, ils veulent s’ancrer dans le camp de l’abstention qui pourrait être effectivement importante pour s’octroyer un certain poids populaire et politique», affirme-t-il.

«Une nouvelle classe politique»?

Commentant l’annonce, par le conseiller du Président chargé du mouvement associatif et de la communauté nationale à l'étranger Nazih Berramdane, de la création d’un rassemblement de la société civile surnommé Nida El Watan (L’Appel de la patrie), décrié par l’opposition qui pointe une tentative de créer une majorité au chef de l’État dans la prochaine assemblée, le Dr Soufi estime qu’il est «tout à fait normal que ce genre d’initiatives apparaissent».

«Nida El Watan [dont le nom a été usurpé d’un parti créé en 2015 par l’ex-ministre du Trésor Ali Benouari, ndlr] ambitionne de mobiliser de jeunes cadres universitaires marginalisés par l’ancien système pour les aider à se lancer dans la politique dans le cadre de listes indépendantes», indique-t-il.

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Il considère «que beaucoup d’Algériens qui ne font plus confiance aux partis politiques, de quel bord que ce soit, n’envisagent plus de voter pour ces derniers, mais pour des personnes qu’ils connaissent bien et qu’ils estiment capables de les représenter et de résoudre les problèmes, ce qui augure d’une importante présence de listes indépendantes dans ces élections législatives».

L’enjeu est très important, juge Abdelkader Soufi, qui y voit une possibilité «pour l’émergence d’une nouvelle classe politique capable de redonner du sang nouveau aux institutions de la République et de la crédibilité à l’action de l’État au sein de la population, gravement discréditée durant les 20 dernières années».

Que faire pour enclencher un sursaut?

Enfin, le Dr Soufi estime que «les pouvoirs publics ainsi que les partis politiques, toutes tendances confondues, pourraient faire des prochaines législatives un point de départ vers la construction d’une nouvelle République». Il s’agit d’abord «d’assurer la neutralité absolue de l’administration, afin d’écarter tout soupçon de fraude électorale, et donner les agréments aux partis politiques ayant déposé des dossiers auprès du ministère de l’Intérieur [comme Nida El Watan d’Ali Benouari et l’Alliance nationale pour le changement (ANC) dirigée par l’ex-colonel Abdelhamid Larbi Chérif, ndlr] pour leur permettre de participer s’ils le désirent».

Par ailleurs, il avertit tous ceux qui souhaitent s’engager dans ces élections: «Le peuple est en colère en raison de la situation économique et sociale dans laquelle se trouve le pays […]. Les candidats libres, tout comme ceux des partis politiques, doivent comprendre que ce qui va donner envie aux Algériens de participer à ces élections et de faire confiance à l’assemblée qui en découlera, ce sont les idées et les projets concrets, pratiques et viables qu’ils présenteront loin des débats de coqs habituels qui animaient les élections auparavant».

«L’Algérie fait face à des problèmes gravissimes économiques, sociaux, énergétiques, de chômage, d’industrialisation, d’éducation et de recherches, de santé, de manque de ressources en eau potable, sécuritaires et de défense», rappelle-t-il, soulignant que «ce sont les réponses qui seront apportées à ces problèmes qui redonneront confiance aux Algériens dans le politique, et rien d’autre».

«L’Algérie a besoin d’institutions fortes, rajeunies et compétentes, et d’un gouvernement capable de prendre à bras le corps les problèmes actuels d’une manière efficace et rapide, faute de quoi ça sera la porte ouverte vers l’inconnu!», poursuit-il. Et de conclure: «Ces remarques valent aussi pour le Hirak et tous ceux qui y militent: partis politiques, personnalités nationales, ONG, associations des droits de l’homme, etc.».
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