Frappes turques en Syrie: la menace kurde, prétexte au «néo-ottomanisme» d’Ankara?

Dans la nuit du 20 mars, l’aviation turque a frappé des cibles militaires kurdes en Syrie. Une première depuis près d’un an et demi. Derrière cette action militaire, un message politique adressé à la nouvelle Administration américaine, mais également la continuation d’un projet régional, estime Faruk Bilici, professeur émérite à l’INALCO.
Sputnik
«Au-delà de l’aspect purement militaire des frappes turques en Syrie contre la présence kurde, il y a un aspect politique fort. C’est un message adressé à l’Administration Biden de la part d’Erdogan: le problème kurde est un problème turc», souligne d’emblée le professeur émérite Faruk Bilici au micro de Sputnik.

Cela faisait 17 mois que la Turquie n’avait pas frappé les Kurdes en Syrie. Dans la nuit du samedi 20 mars, un avion turc a pris pour cible des positions militaires des forces démocratiques syriennes (FDS) dans la localité d’Aïn Issa, au nord de la Syrie. Il s’agit en effet des premiers raids aériens depuis l’opération «Source de paix», lancée par Ankara en octobre 2019, qui visait à annihiler les volontés autonomistes kurdes à la frontière turque. Elle avait été rendue possible par l’aval de l’Administration Trump. Dans sa volonté de désengagement du Proche-Orient, l’ancien Président américain avait donné le feu vert à son homologue turc pour cette intervention militaire.

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Or, Donald Trump n’est plus à la Maison-Blanche et son successeur a nommé d’ardents défenseurs de la cause kurde, à l’instar du coordinateur pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord au Conseil de sécurité nationale, Brett Mc Gurk, ou de la directrice pour la Syrie et l’Irak à ce même Conseil de sécurité nationale, Zehra Bell. Mais pour Ankara pas question que Washington ne mette son nez dans la question kurde. Selon l’enseignant en histoire ottomane et de la Turquie contemporaine à l’INALCO (Institut National des Langues et Civilisations Orientales, «Langues’O»), la politique turque à l’égard de la question kurde «répond à des intérêts de politique interne.»

«La lutte contre le PKK est un objectif interne et externe à la politique d’Ergodan. C’est la continuation de la lutte contre les rebelles kurdes à l’extérieur des frontières, en Syrie et en Irak», explique Faruk Bilici.

Depuis 2016, la Turquie a lancé trois opérations militaires en Syrie. La première, intitulée «Bouclier de l’Euphrate», visait à déloger les forces kurdes à la frontière, la seconde «Rameau d’Olivier» a permis aux forces turques de s’implanter militairement en Syrie en prenant la zone stratégique d’Afrine en mars 2018. La troisième opération était le prolongement de la seconde. Mais la Turquie ne se limite pas uniquement aux Kurdes syriens, elle a également lancé l’opération terrestre et aérienne «Griffe du Tigre» en juin 2020 au nord de l’Irak.

«Une politique de nettoyage tous azimuts»

«L’objectif de la Turquie est simple, il s’agit de lutter contre le PKK et ses diverses branches militaires», estime l’historien et spécialiste de la Turquie. Le parti des travailleurs du Kurdistan est sans nul doute le principal ennemi du pouvoir central turc, il bénéficie de plusieurs relais locaux en Syrie et en Irak. Dès lors, Ankara semble projeter sa politique interne à l’extérieur de ses frontières pour lutter contre la menace kurde.

«Il y a eu un zigzag politique mené par Erdogan depuis 10 ans. En 2013, il y avait une certaine ouverture à l’égard des Kurdes, aujourd’hui c’est une politique de nettoyage tous azimuts à l’intérieur comme à l’extérieur.»

Suite à la libération de prisonniers turcs par le PKK en 2013, on pouvait s’attendre à un dégel des relations entre les deux partis. Or, depuis, le Président turc mène une politique ferme à l’égard des minorités kurdes, y compris en Turquie. Plusieurs cadres du HDP, le parti kurde en Turquie, ont été démis de leurs fonctions. À titre d’exemple, le président du parti, Salahattin Dermitas, est en prison depuis 2016. Néanmoins, selon Faruk Bilici, «cette menace pourrait servir de prétexte, de moyen à la politique extérieure d’Erdogan.»

«Je ne sais pas si le pouvoir turc surestime la menace kurde, mais une chose est sûre, Ankara utilise à merveille cet argument pour se projeter à l’extérieur de ses frontières», juge le professeur émérite.

La menace kurde est tout de même réelle pour Ankara. Dernièrement encore, lors d’une opération terrestre au nord de l’Irak, les troupes turques ont découvert dans une grotte le corps de 13 soldats tués par les combattants du PKK. Le ministre turc de l’Intérieur avait alors déclaré qu’il fallait capturer le chef kurde et «le couper en mille morceaux». Mais indépendamment de la menace kurde, «la Turquie a des objectifs géopolitiques plus profonds», estime le professeur émérite à l’INALCO.

«La Syrie et l’Irak seraient en quelque sorte l’antichambre de la Turquie»

«C’est évident, il y a une volonté d’intégration régionale plus importante pour les pouvoirs d’Ankara», juge ainsi Faruk Bilici. La Syrie et l’Irak faisaient partie de l’Empire ottoman, ils représentaient les deux principaux territoires arabes de la Sublime porte. Dans la narration de l’AKP, parti de Recep Tayyip Erdogan, la nostalgie de l’Empire ottoman reste très présente. Lors d’un entretien à la chaîne arabe Al Jazeera, Yazin Aktay, député de l’AKP, avait martelé «s’en prendre à l’Empire ottoman, cela revient à s’en prendre à la République turque.»

«C’est une forme de néo-ottomanisme. Erdogan voulait rompre avec l’idéologie d’Atatürk, trop proche de l’Occident et qui avait oublié les provinces arabes du Sud. Le pouvoir turc souhaite créer une alliance étroite par le biais du commerce. La Syrie et l’Irak seraient en quelque sorte l’antichambre de la Turquie», selon l’historien et spécialiste de la Turquie.

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Au début des années 2000, la Turquie avait signé plusieurs accords de libre-échange et de libre circulation avec les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Un projet d’intégration régionale avait même vu le jour en 2010 avec la Syrie, le Liban et la Jordanie, baptisé «Shamgen» en référence à Damas (sham) et à l’espace Schengen dont la Turquie ne fait pas partie. En dépit de cet échec d’union douanière, la Turquie ne semble pas avoir abandonné cette vision: «ce projet ne date pas d’hier, il est sur la table depuis l’arrivée des conservateurs au pouvoir», insiste Faruk Bilici. Quant à savoir si cette extension de la zone d’influence turque se concrétisera, sa réponse est nuancée: après tout, le projet turc est «confronté» aux ambitions iraniennes, russes et américaines. Face à de telles puissances, les moyens turcs pourraient venir à manquer.

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