«Si j’étais membre du Conseil constitutionnel, je rayerais ça d’un trait de plume!», assène d’emblée la juriste Anne-Marie Le Pourhiet au micro de Sputnik.
La constitutionnaliste n’y va pas par quatre chemins: pour elle, la nouvelle mouture de la Loi Sécurité globale, présentée ce mardi 16 mars aux sénateurs, «est tout aussi inacceptable que la précédente».
Dans sa nouvelle version, réécrite par la Commission des lois du Sénat, l’article 24 ne touche plus à la loi de 1881 sur la liberté de la presse, mais propose de créer un délit de «provocation à l’identification» dans le Code pénal. Ce volet de la proposition de loi permettrait ainsi de sanctionner de «cinq ans d’emprisonnement et de 75.000 euros d’amende» quiconque diffuserait des vidéos de policiers ou de gendarmes «dans le but manifeste» de porter «atteinte à son intégrité physique ou psychique». Une formulation «très vague» qui a le don d’exaspérer Anne-Marie Le Pourhiet:
«La “provocation à l’identification” ne veut rien dire! Comment peut-on évaluer le “but manifeste” au moment où c’est fait? Un mobile n’est jamais manifeste! On est en plein dans le procès d’intention, ce qui est non seulement immoral, mais aussi inconstitutionnel. On ne peut pas pénaliser de simples intentions», fustige la professeur en droit public.
«Ce délit de “provocation à l’identification” n’est pas du tout satisfaisant: on peut tout mettre derrière ce terme!», abonde Thomas Portes, porte-parole de Génération.s, le parti politique fondé par Benoît Hamon. «Il n’est pas question de jeter tous les policiers en pâture, mais la très grande majorité des gens qui filment en manifestation le font, car ils craignent les policiers! Le sentiment d’impunité disparaît lorsque la police sait qu’elle est filmée», argue-t-il à notre micro.
Délit de «provocation à l’identification», un «procès d’intention immoral et inconstitutionnel»
«C’est strictement contraire au principe de légalité, qui veut que les délits et les peines doivent être déterminés par la loi avec précision et prévisibilité afin que chacun sache ce qu’il a le droit de faire ou de ne pas faire», décrypte-t-elle. «En l’occurrence, on bourre le Code pénal de dispositions incompréhensibles pour les Français!»
Pis, en plus d’être «liberticide», l’article 24 serait tout bonnement inutile et caduc, selon elle: «lorsqu’il y a atteinte à l’intégrité physique ou psychique sous forme de harcèlement ou de menaces d’un policier, la sanction est déjà prévue par le Code pénal!». Autrement dit, l’argument invoqué par l’exécutif de la protection des policiers face aux menaces susceptibles d’être portées contre eux ne tiendrait pas.
De son côté, Thomas Portes voit dans la Loi Sécurité globale un «texte qui répond à un agenda ultra-sécuritaire particulièrement inquiétant.» Pour le président de l’Observatoire national de l’extrême droite, aucun doute: le gouvernement entend donner des gages aux policiers, alors que se tient actuellement le Beauvau de la sécurité. «C’est une loi qui répond à une demande de certains syndicats policiers ultra-droitiers, pour ne pas dire plus», lance-t-il.
«La réponse sécuritaire prend le pas sur la réponse sociale»
L’article 24 n’est pourtant pas le seul à susciter l’émoi parmi les spécialistes de la sécurité intérieure. Selon la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), dans un avis rendu le 26 janvier dernier, l’article 22, qui prévoit de légaliser l’usage de «caméras aéroportées» (autrement dit, des drones) par les forces de l’ordre lors de manifestations, serait une atteinte à la liberté d’expression, à la liberté d’opinion et à la liberté de manifester. «On se dirige vers une société de surveillance: c’est ce que souhaite ce gouvernement qui cherche à avoir un contrôle sur toute forme de contestation. La réponse sécuritaire prend le pas sur la réponse sociale», fustige Thomas Portes.
Une critique que tempère toutefois Anne-Marie Le Pourhiet. Pour la constitutionnaliste, «le drone aide à repérer les gens qui cherchent à faire dégénérer une manifestation et qui n’ont rien à voir avec elle». «Si ça pouvait dissuader les “Black blocs” et les fauteurs de trouble d’agir, ce serait pas mal! En tout cas, ça ne dissuadera pas les gens honnêtes de manifester», avance-t-elle.
«On bascule en RDA»
Plus incendiaire en revanche, l’article 28 ter de la PPL prévoit d’autoriser la fixation de caméras frontales sur les autobus, tramways et plus généralement sur tout autre «matériel roulant appartenant aux opérateurs de transport public de voyageurs». Si le système de surveillance existe déjà à l’intérieur des moyens de transport publics, il s’agirait ici de rendre possible la surveillance de l’ensemble de la voie publique, y compris l’intérieur des magasins ouverts au public.
«C’est effrayant, on aurait des mouchards partout! On bascule en RDA avec ce type de mesure», s’émeut Anne-Marie Le Pourhiet. «C’est une société de surveillance généralisée qui m’inquiète beaucoup», confie-t-elle.
Très remonté lui aussi, Thomas Portes dénonce également l’inefficacité d’un tel modèle sécuritaire: «Les chiffres le prouvent: la vidéosurveillance n’est absolument pas un outil qui fait baisser la délinquance.» Il appelle ainsi à attribuer plus de moyens à la justice et à la police, remettre en place une police de proximité au sein des «quartiers populaires» et enfin assurer une meilleure formation des forces de l’ordre.
«Le gouvernement profite de la tétanie de la population du fait de la crise sanitaire pour faire passer son agenda sécuritaire. Si cette loi passe, il sera très difficile de la faire retirer ensuite», alerte Thomas Portes.
«Au regard de ce qu’il se passe actuellement dans le pays avec la crise économique et sociale, l’urgence n’est pas la sécurité globale», tranche-t-il. «Il faut de temps en temps avoir le courage de faire marche arrière quand l’idée de départ est mauvaise», surenchérit Anne-Marie Le Pourhiet.
Incidemment, le fait que la Loi Sécurité globale prenne la forme d’une proposition de loi (PPL), à l’initiative des parlementaires, et non d’un projet de loi (PJL), comme c’est généralement le cas lorsque le texte est porté par le gouvernement, n’est peut-être pas dû au hasard. Dans un avis rendu le 13 novembre dernier, la Commission nationale consultative des droits de l’homme résumait ainsi les données du problème: «En n’assumant pas directement le choix de ces nouvelles orientations sécuritaires, qu’il aurait dû détailler dans un nouveau projet de loi, le gouvernement prive le parlement et la société d’un débat sur leur impact ainsi que d’une expertise juridique du Conseil d’État, préalables requis à l’examen parlementaire de tout projet de loi, mais pas pour une proposition de loi.»
Se dirige-t-on vers un passage en force pour la Loi Sécurité globale?