«Je reste calme, mais ça commence à bouillir»
Suspectée de longue date, la contestation par Berlin du leadership français sur le volet avion du programme SCAF a éclaté au grand jour le 5 février. À l’issue d’un sommet de défense franco-allemand, devant la presse et Emmanuel Macron, Angela Merkel a réclamé sans détour que les industriels allemands puissent être «à un niveau satisfaisant». Ainsi la chancelière a-t-elle évoqué «les questions de propriété industrielle, de partage des tâches et de partage de leadership».
L’avance technologique française menacée
Trop c’est trop, pour Éric Trappier. Cette exigence germanique sur la propriété intellectuelle (ou IPR, Intellectual Property Rights) pourrait, selon le PDG de Dassault, faire perdre à la France son avance technologique. Une avance chèrement acquise, fruit de 75 ans d'innovations soutenues par l’investissement public. Ses concurrents de demain pourraient bien être libres de les employer pour le développement de leurs propres appareils, tant militaires que civils. Une perspective inadmissible pour les Français.
Les industriels français sont à bout. Ainsi le chef d’entreprise a-t-il évoqué les concessions successives déjà faites par la partie française, tant du côté de Dassault, que de Safran ou Thalès. D’abord, ceux-ci ont dû composer avec l’arrivée tardive de l’Espagne. En effet, L’accord politique initial prévoyait un leadership de l’Allemagne sur le MGCS (char du futur) et un leadership français sur le SCAF (l’avion du futur, accompagné de son drone). Mais l’arrivée de Madrid a rebattu les cartes. Les nouveaux accords étatiques, précipités afin de tenir les délais imposés par le calendrier électoral en Allemagne et en France, ont imposé un partage égal de la charge de travail entre les trois pays.
NGF: un «ménage à trois» largement défavorable à la France et à ses industriels
Problème: les sites d’Airbus en Espagne et en Allemagne prenant part au projet appartiennent tous à la même division Airbus Defence and Space (ADS), pilotée depuis Munich par Dirk Hoke. Aux yeux d’Éric Trappier, ce nouveau partage ne serait donc pas d’un tiers chacun, mais, concrètement d’«un tier, deux tiers» en faveur d’Airbus, et plus précisément de l’Allemagne.
L’avionneur européen, le vent en poupe suite à ce nouveau partage politique, aurait par la suite progressivement rogné le leadership de Dassault sur le projet du NGF lui-même. Selon le patron français, Airbus aurait, d’abord voulu un modèle de développement où tout serait «joint», c’est à dire «on fait tout ensemble», sans «responsable». Alors même que, politiquement, Dassault avait été désigné maître d’œuvre du projet NGF. Ainsi aurait-il été privé de sa capacité à trancher en cas de différend: suivant ce modèle, les industriels auraient été contraints de se tourner vers les États pour arbitrer tout désaccord. Le schéma aurait immanquablement lésé Dassault: «si deux États s’allient cela fait deux contre un», explique Trappier avant d’ajouter: «Je n’ai même pas besoin de vous dire qui va s’allier avec qui, donc même en recours j’aurais toujours tort!»
Le ledership de Dassault réduit à peau de chagrin
Face à Airbus, Dassault a alors accepté que 46% des tâches spécifiques du programme soient réalisées sur ce modèle, sans responsable désigné. Puis, lorsqu’il a fallu désigner les responsabilités sur les 54% restant de ces «work package». Dassault n’aurait récupéré le leadership que sur «à peu près» 40% d’entre eux, le reste allant à Airbus. Alors que Dassault est censé diriger le développement du chasseur de nouvelle génération, Airbus n’étant que «partenaire», l’industriel français n’a plus la main que sur une vingtaine de tâches, sur les 92 que compte le programme.
«On avait une telle volonté d’y arriver –et une telle pression aussi pour y arriver– qu’on a accepté ce genre de choses,» rapporte Éric Trappier, dépité.
Puis, non contents de ne pas avoir récupéré le leadership sur les tâches clefs de la maîtrise d’œuvre après ce double redécoupage, les Allemands seraient revenus à la charge en début d’année en brandissant le fameux «un tiers, un tiers, un tiers» acté par les politiques, relate le patron de Dassault. En l’occurrence, les commandes de vols, le système de mission, la furtivité ainsi que le cockpit (interface homme-machine).
«Si nous n’avons pas les manettes, pour piloter [le projet, ndlr.] on fera un Eurofighter», alerte Trappier. Le développement de cet avion avait été particulièrement laborieux, du fait des exigences souvent contradictoires des États impliqués. Une manière de dire donc que le chasseur pourrait ne pas répondre aux besoins français: «Ce sera un crève-cœur mais d’un autre côté je ne peux pas refuser un pouvoir politique qui va me dire "faites-le"».
Un «plan B» en préparation
Comme si cela ne suffisait pas, au niveau politique, la France qui était nation leader sur le SCAF «a donné le leadership du drone à Airbus Allemagne». Alors même qu’Airbus serait en train de mener le projet de drone MALE européen droit dans le mur, notamment à cause des «spécifications allemandes» selon un rapport sénatorial. «Avec deux moteurs et un poids de dix tonnes, ce drone sera trop lourd, trop cher et donc difficile à exporter,» notaient les parlementaires. Tout un pilier du SCAF échappe donc à Dassault. Ce futur drone devra pourtant être opéré depuis le NGF.
Airbus, qui n’était pas impliqué dans ce projet franco-britannique, aurait progressivement fait évoluer le projet de drone du SCAF au point de… le faire fortement ressembler au nEUROn. «Vous voyez l’encerclement!» lâche le PDG de Dassault qui peine à dissimuler son amertume aux sénateurs.
Éric Trappier pourra-t-il briser cet «encerclement»? Le 5 mars, lors de la présentation des résultats de son entreprise, celui-ci a évoqué un «plan B», sans en dire davantage, admettant que celui-ci n’était «pas encore prêt».
Il a toutefois consenti à apporter quelques précisions aux sénateurs, cinq jours plus tard, indiquant que ce plan ne serait «pas forcément de faire tout seul»:
«Mon plan B c’est de trouver une méthode de gouvernance qui permette d’emmener des Européens, mais pas dans les règles qui ont été fixées aujourd’hui, car cela ne marchera pas,» a confié Éric Trappier aux sénateurs.
Pour autant, l’hypothèse d’une France faisant cavalier seul demeure plausible. «Techniquement parlant, c’est faisable,» a d’ailleurs indiqué le patron de Dassault, avant de préciser qu’il appartient au politique d’en prendre la décision.
La France claquera-t-elle de nouveau la porte d’un projet européen?
Et puis le précédent existe: le Rafale avait lui-même été un «plan B». Son développement fut en effet lancé à l’été 1985, après que la France ait claqué la porte du programme Eurofighter, suite aux fortes divergences entre Paris et ses partenaires concernant les spécificités du futur appareil. Les Français voulaient un aéronef capable d’apponter sur un porte-avions et de délivrer une charge nucléaire. Deux caractéristiques qui n’intéressaient absolument pas les Allemands ni les Espagnols dans le cadre du programme Eurofighter, et qui ne les intéressent toujours pas dans le cadre du programme SCAF.
Reste à savoir si Emmanuel Macron oserait, 35 ans après le Rafale, aller à l’encontre d’Angela Merkel. Lui qui porte en haute estime le «couple franco-allemand» sera-t-il sensible à la préservation du savoir-faire de l’industrie aéronautique française? On se souvient notamment du cas d’Alstom, où le Président Français était allé jusqu’à offrir le groupe ferroviaire à Siemens, en espérant voir émerger un «Airbus du rail». Si le TGV n’est finalement pas devenu allemand, c’est parce que l’initiative avait été retoquée par la Commission européenne.