«Le pays entier souffre à cause de la situation économique actuelle. Tout comme le peuple, les militaires souffrent et ont faim, et leurs salaires ont également perdu de leur valeur», a déclaré Joseph Aoun, commandant en chef de l’armée libanaise.
Alors que rien ne va plus au Liban, même l’armée est touchée de plein fouet par la crise économique. Comme tous les fonctionnaires, les troupes ont subi des coupes budgétaires et, surtout, salariales. En mai 2019, le Liban avait mis en place un plan d’austérité pour sauver l’économie du pays. Le budget alloué à l’armée avait été réduit. Ainsi, ne pouvait-elle plus embaucher et les pensions des militaires avaient été réduites.
Depuis, la situation s’est encore dégradée. En raison de l’inflation galopante, les salaires ont été divisés par cinq depuis 2019: la solde de base est ainsi passée d’environ 660 à 100 dollars mensuels (550 à 84 euros au cours du jour). Un coup dur pour les militaires qui sont sans doute, à l’heure actuelle, les derniers garants de la stabilité du pays:
«Ce discours [du général Joseph Aoun, ndlr] arrive à un moment où l’armée est surmenée. Elle est sur tous les fronts et elle commence à recevoir des critiques de la part de certains partis et certains manifestants», souligne Scarlett Haddad, journaliste à l’Orient Le Jour.
En effet, la situation est telle que les militaires sont mobilisés pour contenir les récents soulèvements dans plusieurs villes du pays. Un travail ingrat: ainsi se voient-ils accusés par certains manifestants de protéger une classe politique corrompue. De surcroît, des partisans des Forces libanaises, du parti druze de Walid Joumblatt et du parti sunnite de Saad Hariri commencent à critiquer les soldats pour «leur docilité», souligne la journaliste:
«L’opposition politique reproche à l’armée, sans la nommer, de protéger les dirigeants, d’empêcher les manifestants de faire entendre leur colère.»
Sans gouvernement depuis plus de sept mois, secoué par une crise économique sans précédent, le pays du Cèdre est au bord du chaos. La livre libanaise a encore perdu de sa valeur: mardi dernier, un nouveau record a été atteint.
L’armée, prise en étau entre critiques et crise économique
Sur le marché noir, un dollar s’échangeait contre environ 10.000 livres libanaises. Cette dégringolade de la monnaie a engendré la colère de la rue à Beyrouth, à Tripoli à Saïda et dans la Bekaa. «Personne n’est épargné», commente amèrement la journaliste avant d’ajouter: «la situation est explosive».
Or, cette crise touche tous les pans de la société, y compris l’armée.
«On demande aux soldats de tout faire, mais ils touchent un salaire mensuel d’un million de livres libanaises, ce qui représente à peine 100 dollars. Elle a déjà fait ses propres économies: les attachés militaires des ambassades ont été retirés, les munitions et les armes sont payées par l’étranger», déplore Scarlett Haddad.
Au début du mois de mars, la France a en effet signé trois conventions militaires pour le financement de plusieurs projets de coopération avec l’armée libanaise. Les États-Unis avaient également fait don de trois hélicoptères au Liban. Mais cela ne saurait suffire:
«L’armée nourrit les militaires et là, ils n’ont plus droit à du poulet qu’une fois par semaine. Il n’y a plus de viande ni de poisson dans leur menu», relate Scarlett Haddad.
Ainsi, le général Joseph Aoun a-t-il tenté, tant bien que mal, de remobiliser les troupes. Mais aussi a-t-il sommé les politiques de «former un gouvernement» et protéger ses soldats contre la vindicte populaire: «nous n’accepterons pas que l’armée soit un défouloir pour qui que ce soit.»
L’armée, seule institution multiconfessionnelle du Liban
Face aux tensions sociales qu’ils doivent souvent contenir, il est bien difficile pour les soldats de conserver une certaine neutralité:
«L’armée a les mêmes revendications que le peuple qui souffre, mais elle ne peut pas tolérer des actes de violence ni la dégradation des lieux publics. Aujourd’hui, l’armée tâche d’être exemplaire, elle dialogue et tempère les ardeurs des plus récalcitrants.»
Pour appuyer ses propos, Scarlett Haddad nous raconte que les manifestants cherchent à bloquer les principaux axes routiers du pays. Or, l’armée, «quand elle n’arrive pas à déloger les manifestants, ouvre une route parallèle pour rétablir le trafic.»
Pourtant, malgré les problèmes économiques, la pression de la rue et l’immobilisme de la classe politique, l’armée jouit toujours d’une certaine sympathie à l’échelle du pays. En 2019, elle a été le seul organisme étatique à ne pas subir les affres de la révolution libanaise. Seule institution multiconfessionnelle, elle fait office d’exemple dans un pays meurtri par le communautarisme religieux. Chacune de ses opérations, à la frontière syrienne, dans les camps palestiniens ou pour déloger des terroristes, fait l’objet d’éloges généralisés.
En définitive, l’armée apparaît comme la seule institution encore en mesure de fédérer le Liban. Sans doute le général Aoun a-t-il tenté, par son discours mobilisateur, de panser les plaies de tout un peuple… mais jusqu’à quand?