Étrange soirée télévisuelle en clair-obscur, ce jeudi 11 février. Sur France 2, Marine Le Pen échange avec Gérald Darmanin sous l’œil des journalistes Léa Salamé et Thomas Sotto. Un débat conventionnel, voire académique. Au même moment, sur C8 cette fois-ci, le patron de La France insoumise se frottait aux chroniqueurs de l’émission Balance ton post.
Jean-Luc Mélenchon n’a pas choisi le plateau de Cyril Hanouna par hasard. Il y a l’esprit «cool», d’abord, devenu la marque de fabrique de l’ancien ministre de Jospin. Avec ses «clash» sur Tik Tok et ses conférences en hologramme, Mélenchon, appuyé par son équipe de com, a appris à amadouer la jeunesse. Mais sur C8, le leader de la France insoumise peut compter sur l’audience. C’est elle qui a permis au pitre de cette chaîne de devenir l’arbitre de grands débats sur l’avenir du pays. Le pestiféré des médias professionnels a conquis ses téléspectateurs avant sa respectabilité.
Du Morning Live à Emmanuel Macron
La solennité républicaine attendue des hommes politiques peut-elle s’accommoder des clashs et des buzz coutumiers de la chaîne? Désormais, la classe politique pense que oui. Une partie, tout au moins. Et pour cause Touche pas à mon poste!, l’émission facétieuse (ou vulgaire, selon les goûts), a changé sa trajectoire. En 2018, elle enfante Balance ton post! et prend du galon. Fini les nouilles dans le slip, place aux débats de société. Avec l’épisode des Gilets jaunes, Cyril Hanouna prend ses distances avec sa réputation de trublion. Ses débuts sur la chaîne Comédie! ou son rôle d’animateur sur Morning Live s’éloignent à l’horizon.
Le blagueur des plateaux blague de moins en moins, et mise au bon endroit. En 2018, il réquisitionnait Éric Naulleau pour sa nouvelle émission, ce qui lui conférait une certaine légitimité. Figure intellectuelle, éditeur, habitué aussi aux joutes oratoires devant la caméra, c’était la personnalité idéale pour le projet de l’animateur de C8. Ainsi Cyril Hanouna a-t-il poursuivi sa métamorphose. La même année, Nicolas Dupont-Aignan fit aussi son apparition sur le plateau. En juillet 2019, l’animateur débauchait également Laurence Saillet du porte-parolat des Républicains. Les éclats de rire allèrent en s’atténuant et la posture journalistique en s’accentuant. La crise des Gilets jaunes le fera roi.
Gilets jaunes et Marlène Schiappa, la consécration pour Hanouna
Lorsqu’elle surgit en cette fin d’année 2018, le plateau de «Baba» devient le porte-voix des contestataires du système Macron. Les figures du mouvement y défilent une à une. Au mois de janvier 2019, est organisée sur le plateau une émission spéciale dans le cadre du débat national annoncé par Emmanuel Macron. Alors secrétaire d’État à l’Égalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa en personne co-anime l’émission avec Cyril Hanouna.
Record d’audience et avalanche de moqueries. Dans Le Journal du dimanche du 27 janvier 2019, l’animateur de C8 affirme vouloir répéter l’expérience.
«Notamment pour les élections européennes. Balance ton post! sera l’un des acteurs médiatiques de cette campagne, et je compte en faire l’un des grands rendez-vous de débat du printemps», annonce-t-il.
Il y déclare même «échanger des SMS» avec le Président de la République. Alors en campagne présidentielle, Emmanuel Macron avait déjà fait un premier appel du pied à l’animateur vedette. Interpellé en direct par ce dernier, il avait souhaité un bon anniversaire à l’émission Touche pas à mon poste, qui fêtait sa 1000e, avant d’ajouter qu’il «espérait revenir comme Président pour la 1500e».
Mais il n’a pas attendu: dès la fin de l’année 2017, Emmanuel Macron, fraîchement intronisé, souhaitait son anniversaire en direct à l’animateur de C8. Le lendemain, Jean-Jacques Bourdin, parmi d’autres, s’offusquait d’une telle intervention.
«La communication d’Emmanuel Macron se résume à une déambulation dans l’Élysée et un coup de fil à 23h dans l’émission de Cyril Hanouna. […] Moi, j’en pleure. Je suis assez consterné», déclarait le journaliste dans la matinale de RMC/BFMTV.
Prochaine étape, le président de la République sur le plateau de Cyril Hanouna, ou ce dernier en entretien exclusif au Palais de l’Élysée? L’idée fait peut-être son chemin.
Cyril Hanouna a du flair et des téléspectateurs. Cela fait beaucoup. Surtout à une époque où les débats politiques se perdent trop souvent en piaillements cordiaux de langues de bois. Et le désintérêt des Français pour cette parole sans saveur est croissant. Le mépris du peuple Français pour ses élites n’a rien de nouveau. L’historien Éric Anceau vient d’en dresser la longue généalogie, de la Révolution française au confinement. Accentuée par les erreurs du gouvernement dans la gestion de la crise sanitaire, cette défiance se répercute dans les sondages.
Imagine-t-on le général de Gaulle répliquant à Agathe Auproux?
C’est peut-être cette France-là, désintéressée des questions politiques, rompue à son insatisfaction permanente des élites, qui compose en partie le million de téléspectateurs fidèles au rendez-vous quotidien d’Hanouna. Et qu’Emmanuel Macron, comme d’autres politiques, entend toucher. Le Canard enchaîné se faisait l’écho d’une «opération de communication bien huilée et élaborée» par Ismaël Emelien, conseiller du Président.
«Il y a des millions de téléspectateurs qui ne lisent ni les quotidiens ni la presse magazine. C’était un moyen de toucher des gens que l’on ne touche jamais», aurait affirmé le Président, selon l’hebdomadaire satirique.
Alignement d’argumentaires chez Jean-Luc Mélenchon. Selon Libération, c’est bien pour «toucher des Français qui ne lisent pas la presse et ne regardent pas les “grandes” émissions politiques» que le chef des Insoumis s’est rendu à Balance ton poste! Cyril Hanouna leur offre cet auditoire qui leur manque.
Avec comme seul règle d’accepter de dialoguer avec tout le monde… enfin presque, puisque le leader de la France insoumise avait conditionné sa venue à l’absence d’Éric Naulleau, diktat accepté par l’animateur de TPMP. Et surtout n’importe qui. Critiquée pour sa participation à l’émission de Cyril Hanouna, Marlène Schiappa avait alors dénoncé «un mépris de classe».
Il n’en reste pas moins que cette confusion entretenue entre le sérieux du politique et le frivole du spectacle intrigue. Imagine-t-on le général de Gaulle répliquant à la chroniqueuse de TPMP Agathe Auproux?