«Devant l’absence de justice au Liban, les réseaux sociaux et les médias font leur propre procès en fonction de leurs convictions», constate Hala Bejjani, directrice de Kulluna Irada, une organisation pour la réforme politique au Liban.
Hier encore, les internautes se sont emparés du sordide assassinat de Lokman Slim le 4 février. Assassiné de quatre balles dans la tête dans sa voiture, en plein quartier du Hezbollah au Sud-Liban, celui-ci était une personnalité politique libanaise chiite, connue pour son opposition farouche au «Parti de Dieu». Dès lors, le puissant parti chiite se retrouve au cœur des critiques, avant même le début de l’enquête. Les médias internationaux n’ont pas attendu pour se saisir de l’affaire et pointer du doigt avec un bel unanimisme la responsabilité du mouvement chiite libanais.
Qu’importe le coupable, cette mise à l’index mettrait surtout en exergue «l’état de non-droit» au Liban, «le noyautage et la gangrène» qui a gagné toutes les institutions du pays, estime au micro de Sputnik Hala Bejjani.
Assassinat de Lokman Slim: l’enquête est déjà enterrée
Les médias internationaux se mettent au diapason dès qu’il s’agirait d’incriminer le Hezbollah. On se rappelle de l’assassinat de Rafik Hariri en février 2005. Le Premier ministre libanais de l’époque avait été tué par un véhicule piégé. Sans même attendre le dénouement d’une enquête internationale, l’Occident incriminait déjà le Hezbollah ou Damas. 15 ans plus tard, les résultats de l’enquête internationale menée par le Tribunal international de La Haye les ont blanchis. Plus récemment encore, l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020 a donné lieu à un simulacre de procès contre le parti chiite. Un phénomène récurrent au Liban.
«Aucun assassinat de journaliste ou d’intellectuel n’a abouti à une identification et un jugement des assassins», déplore l’activiste.
Et notre interlocutrice de citer les noms de Samir Kassir, historien et journaliste libanais assassiné en 2005, Gebran Tueni homme politique influent, également tué la même année dans un attentat à la voiture piégée ou même bien avant, Salim el Lawzi, journaliste torturé et assassiné en 1980 pendant la guerre civile libanaise.
Qui plus est, le meurtre de Lokman Slim intervient dans un contexte préoccupant pour le Liban. En pleine crise économique et politique, le pays du Cèdre est dépourvu de gouvernement, et ce, malgré le retour aux affaires du Premier ministre Saad Hariri en octobre 2020.
Un meurtre dans un contexte très tendu
La France s’apprête d’ailleurs à se rendre une nième fois à Beyrouth. Emmanuel Macron n’en démord pas, il veut imposer une feuille de route pour la future formation du gouvernement libanais, en incluant le Hezbollah. Or, les Américains se sont déjà révélés très critiques vis-à-vis de cette initiative française, le Hezbollah étant classé organisation terroriste par Washington.
«Macron prêchait pour plus de réalisme que dans l’approche américaine en vue de la formation d’un prochain gouvernement, qui a ses yeux devrait inclure le Hezbollah. Sera-t-il encore capable de tenir ce discours après l’assassinat de Lokman?», s’interroge Hala Bejjani, pressentant un basculement.
La directrice de l’organisation Kulluna Irada pense que la pression internationale s’accentuer suite à cette affaire. Les forces étrangères régionales, internationales qui veulent affaiblir le Hezbollah sont nombreuses. Après tout, dans une région aussi mouvante que le Moyen-Orient, les ingérences sont monnaie courante. Une responsabilité extérieure n’est pas à exclure.
Hezbollah, le mal aimé
La responsabilité du Hezbollah est consubstantielle à son poids dans l’échiquier politique libanais. Il est aujourd’hui le premier parti du Liban. Depuis sa victoire législative en 2018, avec ses principaux alliés politiques, le Courant patriotique libre chrétien et Amal, il peut bloquer certaines réformes. Il est aimé autant qu’il est détesté.
Avec l’affaire Lokman Slim, l’opinion libanaise s’est émue au point de condamner ouvertement le parti chiite. En effet, une partie de la société libanaise pense que l’activiste libanais a été assassiné en raison de ses positions contre le Hezbollah. Il critiquait les armes du parti, sa présence en Syrie, son confessionnalisme et sa mainmise sur les affaires de la communauté chiite. De plus, il a été retrouvé mort dans une région contrôlée par le «parti de Dieu».
«Le Hezbollah a-t-il voulu faire taire une voix dissidente? En décembre 2019, Lokman Slim avait même écrit un communiqué stipulant que s’il lui arrivait quelque chose, ça serait la responsabilité de Hassan Nasrallah ou de Nabih Berri [respectivement le secrétaire général du Hezbollah, et le Président du parlement, allié du Hezbollah, ndlr.].»
Les deux partis chiites, le Amal et le Hezbollah, lui reprochaient surtout ses liens avec les ambassades étrangères, particulièrement avec les États-Unis. Lokman Slim avait fondé une association en 2005, Hayya Bina («Let’s go», «Allons-y»), avec le soutien financier de Washington. Ce projet visait notamment à détourner la communauté chiite du Hezbollah. La fureur médiatique s'est emparée d'une partie de la population libanaise.
«Son assassinat a fait autant d’effet que les 200 morts de l’explosion du port de Beyrouth», observe-t-elle.
Cet emballement n’est pas tant dû à la popularité du défunt, qu’à la joie pour certains de pouvoir critiquer aisément le Hezbollah. Un exutoire, donc.