Le «virage liberticide» n’étonne guère le sociologue et chercheur au CNRS Frédéric Pierru. Sur 167 pays passés au crible, près des trois quarts auraient vu l’état de leur démocratie prendre un coup en 2020. En cause, les mesures de restriction imposées pour faire face à la crise sanitaire du coronavirus, selon The Economist. Le magazine a publié un rapport ce mardi 2 février, alertant sur «l’énorme recul des libertés civiles en 2020». Sur une échelle de 1 à 10, la notation moyenne mondiale a chuté de 5,44 à 5,37 pour l’année écoulée. Le «pire score» depuis la création de l'indice il y a plus de quinze ans. Un pic donc, mais qui cacherait un «mouvement de fond clairement liberticide», selon Frédéric Pierru.
Le coût démocratique de la crise
Dans le classement proposé par The Economist, la France se range à une peu glorieuse vingt-quatrième place. Son indice de démocratie tombe de 8,12 à 7,99. Le pays des droits de l’homme passe ainsi du statut de «démocratie à part entière» à celui de «démocratie imparfaite» (Flawed Democracy en version originale). Une étude qui n’a pas «vraiment de sens» selon Frédéric Pierru. Pour lui, la situation sanitaire fausse toute comparaison avec les années précédentes:
«L’état d’urgence sanitaire et ses mesures restrictives me posent bien moins problème que l’alarmante régression des libertés publiques en cours, ajoute notre sociologue au micro de Sputnik. La loi sur la sécurité globale, sur le fichage des opinions et toutes ces mesures liberticides qui s’empilent depuis 2020. Avec la crise, ils se sont fait un peu plus plaisir.»
Le virage ne daterait donc pas d’hier. «Macron ne serait pas le seul responsable.» La tendance aurait été amorcée au début de 2015, au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo. La France vivrait désormais «dans un état d’urgence permanent».
Le sociologue reconnaît néanmoins que l’étude, malgré ses limites, dévoile des éléments intéressants. D’autres pays qui ont procédé à des mesures restrictives contre le Covid se retrouvent bien mieux placés que la France. Au-dessus d’un indice démocratique de 8, les pays se hissent dans la catégorie des «démocraties à part entière». Parmi ces premiers de la classe, on trouve la Norvège, en tête, talonnée par la Suisse, le Canada et le Danemark. Autant de pays qui ont eu recours, eux aussi, à des mesures restrictives de type confinement ou couvre-feu, sans pour autant affaiblir leur démocratie.
Les Gaulois réfractaires ont-ils peur que le Covid leur tombe sur la tête?
Une restriction des libertés à laquelle semble se résoudre la population française. Les appels à la désobéissance civile sont dans l’ensemble, restés lettre morte. La date du lundi 1er février, fixée comme «la journée de la désobéissance civile» a finalement été très peu suivie dans les faits. Et ce même si le sondage réalisé par l'institut Elabe pour BFM TV le 27 janvier a révélé qu’une majorité (52%) de Français étaient défavorables à «un nouveau confinement national strict».
Dans leur étude, les chercheurs britanniques avancent que cet «abandon volontaire de libertés fondamentales» par des millions d’individus à travers le monde «a été peut-être une des conséquences les plus remarquables» de cette crise.
«Mais nous ne pouvons pas conclure que le haut niveau d'acceptation des mesures de confinement signifie que les gens dévalorisent la liberté», tempère la responsable de l’étude Joan Hoey.
L’absence de mouvement de révolte en France vient ainsi selon Frédéric Pierru contredire l’idée, reprise dans «les discours de Macron», d’un peuple de «Gaulois réfractaires». Les Français ne lui semblent pas «passionnés par la désobéissance et le désordre».
«Culturaliser les attitudes a ses limites, s’amuse le sociologue. Le peuple latin révolutionnaire accepte bon gré mal gré les restrictions de ses libertés. Tandis que les pays dits nordiques et protestants, comme les Pays-Bas, la Suède ou l’Allemagne, se soulèvent».
Selon The Economist, ces millions de personnes ayant renoncé à leur liberté ont surtout considéré «qu'éviter des décès catastrophiques justifiait une perte de liberté temporaire». Notre interlocuteur voit, lui, dans cette obéissance française «un effet de sidération et de peur» parmi «une population plus concernée, car vieillissante».
Et le co-auteur de La casse du siècle (éd. Raisons d'agir) de conclure avec amertume que les Français ont «payé une double peine». Celle du dogme de «l’efficience et de la rentabilité» appliquée à l’hôpital public, qui les a contraint à cette «restriction des libertés publiques».