«C’est une première en vingt ans. Les réseaux sociaux s’étaient toujours servis de l’article 230 du Communications Decency Act [loi ayant entre autres pour effet de limiter la responsabilité des réseaux sociaux, ndlr]. Les directions de ces médias arguaient, en gros, qu’elles n’étaient pas responsables des contenus. [...] En censurant Trump et plus de 70.000 comptes sur Twitter, on vient d’exercer un choix éditorial. Il n’y a plus de neutralité.»
Experte québécoise des médias sociaux, Michelle Blanc a accordé un entretien à Sputnik après que plusieurs grands acteurs du numérique ont restreint ou supprimé l’accès de Donald Trump à leurs plateformes. Selon elle, les réseaux sociaux ne pourront plus, désormais, «se cacher derrière leur statut neutre d’hébergeurs». Leur décision lui paraît lourde de sens. On commence à peine à en mesurer les conséquences, prévient-elle.
Après les troubles survenus au Capitole le 6 janvier dernier, à Washington, Donald Trump s’est vu bloquer l’accès à son compte Twitter, son outil de communication de prédilection. Des interventions du Président américain avaient déjà été en partie censurées par cette plateforme dans la foulée de l’élection présidentielle de début novembre, scrutin dont il conteste toujours certains résultats. Peu après la décision de Twitter de priver Donald Trump de ses 89 millions d’abonnés, Facebook a emboîté le pas à son concurrent en suspendant son compte pour une durée indéterminée. Mark Zuckerberg, le PDG de Facebook, a annoncé que le compte du Président non réélu resterait suspendu au moins qu’au 20 janvier, date prévue de la passation de pouvoirs.
Bouleversements de l’espace numérique
Pour Michelle Blanc, l’abandon de ce statut de neutralité inaugure un «changement majeur de paradigme» dans l’univers du numérique. Elle s’étonne de cette décision malgré certains «calculs partisans». La polarisation du débat sur les médias sociaux aurait été très «payante» pour ces derniers, malgré les coûts élevés que représentait un bon travail de modération du contenu. En ce sens, le fait d’évincer Trump et une partie de son camp ne représente pas nécessairement une bonne décision sur le plan économique à long terme. Twitter et Facebook ont chuté en bourse à la suite de leur mesure d’ostracisme.
«Donald Trump avait commencé à serrer la vis aux ‘‘Big Tech’’ depuis le printemps dernier. Il a fait convoquer des gens comme Zuckerberg au Sénat. Ce n’est pas une vengeance, mais il y a une stratégie. Les directions des médias sociaux ont sans doute pensé que Joe Biden leur rendrait la vie plus facile. [...] Ces médias sociaux se sont eux-mêmes mis dans une position extrêmement délicate du point de vue légal, éthique, politique et économique», poursuit notre interlocutrice.
Sans surprise, l’expulsion de Trump et de personnalités qui lui sont associées fait craindre le pire à de nombreux observateurs du monde entier. Ceux-ci y voient une grave atteinte à la liberté d’expression et un dangereux précédent. Au micro de Sputnik, l’essayiste Anne-Sophie Chazaud évoque un «règne de l’arbitraire idéologique total».
Liberté d’expression sur les médias sociaux: deux poids, deux mesures?
Auteure, entre autres ouvrages, de Médias sociaux 201 (éd. Logiques, 2011), Michelle Blanc insiste sur le fait que les réseaux en question ont «ouvert une boîte de Pandore» et révélé leur «fausse neutralité» en agissant de la sorte.
«Les médias sociaux auraient au moins dû se limiter à bloquer Donald Trump. Pour être cohérent, il fallait aussi que des personnalités radicales associées aux mouvances antifa et Black Lives Matter subissent le même traitement. Parmi ces groupes, il y a aussi pas mal de gens qui incitent à la violence. [...] On muselle Trump malgré les débordements des Démocrates», déplore Michelle Blanc.