Le dernier acte de la révolte a eu lieu au moment du passage à la nouvelle année, entre le jeudi 31 décembre et le vendredi 1er janvier, lors de l’élection du bureau exécutif d’Ennahda. Rached Ghannouchi, chef du parti, a soumis au vote la liste de ses membres. Et plusieurs de ces noms, réputés proches du leader historique des islamistes, n’ont pas obtenu le nombre de voix nécessaire. Parmi les victimes de cette fronde, il y a Rafik Abdessalem, le gendre de l’ancien opposant historique aux deux régimes dictatoriaux qu’a connus la Tunisie depuis son indépendance.
«Cette liste proposée pour validation n’était pas consensuelle. Normalement, il doit y avoir des négociations pour tomber d’accord sur le choix des candidats. Cela n’a pas été fait.»
Créé en 1981 sous le nom de Mouvement de la tendance islamique (MTI) et interdit jusqu’à la révolution, Ennahda domine la vie politique tunisienne depuis 2011. Mais le parti est aujourd’hui plongé dans une crise existentielle. Son électorat s’est érodé au fil des scrutins et les couacs se sont accumulés, comme lors des élections de 2019. Son candidat, Abdelfattah Mourou, n’a pas passé le premier tour de la présidentielle et même si les législatives ont confirmé sa place de premier parti de Tunisie, c’est avec des résultats bien inférieurs à ceux des premières années de la révolution.
Interrogé par Sputnik Hamza Meddeb, chercheur au Carnegie Middle East Center, estime qu’«Ennahdha a perdu du terrain, c’est ça aussi qui alimente les divergences au sein des leaders et des figures du parti sur la pertinence de la stratégie adoptée par Ghannouchi». Pour lui, le parti islamiste vit actuellement «une crise organisationnelle, où la politique joue un rôle de premier plan».
Frondeurs
Certains n’hésitent plus à remettre en cause la parole du chef, qui est aussi depuis le 13 novembre 2019 le président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), le Parlement monocaméral tunisien. Le 16 septembre 2020, une lettre signée par 100 personnalités du mouvement islamiste est rendue publique.
«Le vrai problème d’Ennahdha est la succession de Rached Ghannouchi, cela provoque des tensions très fortes qui ont travaillé en profondeur le parti», considère Hamza Meddeb.
Certaines figures islamistes très influentes, qui gravitent autour du chef, voudraient lui accorder une exemption pour qu’il se maintienne à la tête de la formation, tandis que d’autres y sont opposées. Le chercheur décrit «une guerre de leadership».
Pour Samir Dilou, le conflit est beaucoup plus complexe qu’un affrontement entre deux pôles, «l’un avec Ghannouchi et l’autre contre lui».
«Il y a de véritables divergences au sein du parti. Parfois elles sont bien gérées. D’autres fois non, de plus en plus souvent.»
Il défend le mouvement de contestation qui «a su développer des demandes pour une meilleure gouvernance, une révision des institutions, une bonne gestion de la prise de décision au Parlement et dans le pays».
Le déclin des idées
Cette atmosphère de fin de règne a provoqué une série de démissions, notamment celles de membres historiques du parti comme Larbi Guesmi, dernier en date à avoir quitté le navire.
Son retrait a été annoncé le 1er janvier 2021, après plusieurs décennies de militantisme dans le camp des islamistes tunisiens, après avoir fait de la prison pour Ennahda entre 1987 et 1991, après avoir subi l’exil en Algérie et en Suisse.
Lotfi Zitoun s’était, lui, réfugié en Angleterre durant la dictature. L’ancien ministre des Affaires locales a démissionné au mois d’octobre de son poste au sein de l’instance principale du parti. «C’était pour des raisons politiques», précise-t-il à Sputnik. Il assure que cela n’a rien à voir avec les luttes de pouvoir qui, dit-il, vont «causer le déclin d’Ennahda», le détournant «des vrais problèmes du pays». Il souhaite «que de nouveaux visages intègrent la politique» et critique les responsables au pouvoir depuis la révolution.
«Les partis n’ont pas pu se débarrasser de leur héritage idéologique, ils n’ont pas réussi à sauver le pays ni à tenir leurs promesses vis-à-vis des citoyens», affirme Lotfi Zitoun.
Samir Dilou résume la situation: «L’avenir d’Ennahdha, c’est soit l’ouverture, soit le déclin. Ennahda a maintenant du mal à se développer et à s’adapter. C’est encore possible, mais la fenêtre de tir est très réduite.» Les dissensions internes ont eu des conséquences très concrètes pour la formation. Selon Hamza Meddeb, «le mouvement a perdu de sa cohésion, de sa solidité, de sa capacité à agir intelligemment et de manière pragmatique, tout ce qui l’a caractérisé jusqu’en 2017».
«On a fait le premier pas mais Ennahda continue de se comporter comme un mouvement idéologique», déplore-t-il.
«Il n’a pas réussi à devenir un parti national, ouvert à tout le monde, et à trouver des solutions aux problèmes des Tunisiens», conclut, amer, l’ancien conseiller politique de Rached Ghannouchi, resté cinq ans au plus près de son mentor.