La solution semble toute trouvée: pour donner un coup d’accélérateur à la campagne de vaccination en France, l’armée devrait être mise à contribution. États-Unis, Mexique, Israël, Allemagne… les exemples de pays qui ont eu recours à l’appui militaire ne manquent pas.
Pour l’instant, les forces françaises n’ont fourni une aide logistique qu’aux seuls territoires d’outre-mer de Guadeloupe et de Martinique. En pleine polémique sur la lenteur de la stratégie nationale de vaccination, l’élue de l’Orne Nathalie Goulet appelle à aller plus loin.
«À moins que nous ayons, dans les services sociaux, de quoi monter une organisation semblable, je pense que le plus simple, c’est de s’adresser à l’armée», affirmait-elle mercredi 6 janvier, interrogée par FranceInfo.
Avec 7.000 personnes vaccinées sur tout le territoire, la France est à la traîne derrière ses voisins européens. Il faut dire que la méfiance des citoyens atteint des sommets. Plusieurs sondages confirment qu’ils sont plus d’un sur deux à refuser l’injection. Le bond de nouveaux vaccinés réalisé cette semaine dans le pays risque donc de ne pas suffire à atteindre les objectifs du gouvernement. Ce dernier table sur un million de personnes traitées d’ici à la fin du mois de janvier.
Accusé de lenteur, le ministre des Solidarités et de la Santé Olivier Véran assurait mardi 5 janvier sur RTL que «le rythme de croisière de la vaccination» allait «rejoindre celui de nos voisins dans les prochains jours». Les forces armées françaises pourraient offrir au pouvoir exécutif les moyens de rattraper ce retard, voire d’assurer une meilleure gestion de la campagne de vaccination.
L’efficacité de l’armée pour gérer la crise sanitaire
Un des freins à cette campagne est le respect de la chaîne du froid. Les vaccins Pfizer-BioNTech, pour lesquels l’État français a passé commande, exigent une conservation à -70°C. D’où la décision du ministère des Armées de mobiliser les troupes «dans un premier temps» au service du «transport des congélateurs très basse température» à destination de la Martinique et de la Guadeloupe.
Pour l’historien Laurent Henninger, chargé d'études à la Revue Défense nationale, ce recours à l’armée est une «solution pragmatique», «évidemment bienvenue», qui est néanmoins «illégitime dans l’absolu». Même si ce ne serait «pas la première fois» que la Grande Muette sortirait de ses fonctions originelles.
«La grosse logistique de l’armée, son matériel, l’excellence de son service de santé ou encore sa puissance organisatrice en cas d’urgence en font une structure très utile pour gérer cette crise. Mais une fois qu’on a dit ça, il est nécessaire de rappeler que le boulot d’une armée est de faire la guerre. Et rien d’autre!», ajoute le coauteur de Comprendre la guerre (éd. Perrin) au micro de Sputnik.
Au pic de la crise du coronavirus, les forces françaises avaient déjà été largement sollicitées par le gouvernement. Le 25 mars, le Président de la République lançait l’opération Résilience consacrée «au soutien des services publics et des Français dans les domaines de la santé, de la logistique et de la protection». Le Service de santé des armées (SSA) mettait à disposition plusieurs hôpitaux militaires avec des dizaines de lits de réanimation.
L’installation de l’hôpital de campagne à Mulhouse pour faire face à l’afflux de patients de la région Grand Est témoignait d’une mobilisation «exemplaire» des services militaires. Même constat d’efficacité stratégique dans le recours aux avions, aux hélicoptères et aux bâtiments navals pour le transport de malades gravement atteints. Enfin, en pleine pénurie, le ministère des Armées avait mis à la disposition des hôpitaux 5 millions de masques chirurgicaux.
L’armée dans le civil, un «glissement dangereux»
En France, la distinction entre pouvoir civil et militaire est garantie par la Constitution. Les armées sont ainsi dépendantes du pouvoir civil élu par le peuple français. Le Président de la République est «le chef des Armées» et «décide l’emploi des forces». Or la sollicitation des militaires pour des fonctions du ressort civil est aussi efficace que regrettable.
Elle serait un «glissement dangereux», selon Laurent Henninger, vers une fusion des tâches militaires et celles dites constabulaires (missions de police ou de gendarmerie). Et, rappelle le spécialiste du fait guerrier, un militaire a pour fonction «de se battre, c’est-à-dire de tuer», ce qui ne requiert pas «les mêmes qualifications que de s’occuper de gardiennage ou d’incendie!». Ainsi, ne pas laisser le soldat s’adonner à sa finalité première pourrait-il remettre en cause, à terme, l’efficacité qu’on attend de lui.
La circulation des militaires dans l’espace public, devenue coutumière en France depuis 1995 et les débuts du plan Vigipirate, accentuerait une confusion des genres en fondant encore davantage l’armée dans le décor civil. C’est la raison pour laquelle Laurent Henninger plaide de préférence pour «un service de protection civile». Il disposerait d’un personnel permanent formé aux métiers de la santé et du secourisme (brancardiers, infirmiers, pompiers…).
«Il présenterait plusieurs avantages, ajoute l’historien. Ce serait l’occasion de former des gens à un métier qui fasse sens, mais aussi de réintroduire un esprit civique chez les plus jeunes! D’autant que ce type de pandémie et les catastrophes naturelles vont être amenées à se reproduire avec le réchauffement climatique.»
Permanent, ce service de protection civile permettrait en définitive de laisser l’armée en dehors de la «cité» en temps ordinaire. Une occasion, pour Laurent Henninger, de renouer avec l’idéal romain formulé par la sentence Cedant arma togae, «L’armée cède devant la toge».