Trois décrets et une polémique sur les libertés publiques.
Lundi 4 janvier, le Conseil d’État autorisait l’élargissement par le gouvernement des fichiers de renseignement au nom de la «sûreté de l’État». Opinions politiques, appartenance syndicale et données de santé: autant de mentions qui seront désormais accessibles aux renseignements, à la police ou à la gendarmerie. La CGT, FO, la FSU ou La Voie du peuple, de même que le Syndicat de la magistrature et le Syndicat des avocats de France, avaient saisi en référé le Conseil d’État, craignant une dérive sécuritaire. Le caractère dangereux et opaque de cette modification du Code de la sécurité intérieure pointé par les requérants n’aura donc pas tenu devant la haute institution.
Le Conseil d’État justifie le rejet des requêtes par l’inexistence d’atteinte «grave et manifestement illégale» à la fois «au respect de la vie privée» et à «la liberté d’opinion». La plus haute institution administrative avait déjà donné un avis consultatif favorable avant publication des trois décrets le 4 décembre 2020. Il en a été de même pour la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL).
Trois fichiers sont concernés par cette modification. Celui qui suscite le plus d’inquiétudes est le fichier des enquêtes administratives (EASP), utilisé dans le recrutement des fonctionnaires et qui répertorie 221.711 personnes. Le fichier Prévention des atteintes à la sécurité publique (PASP), dans les mains de la police, est aussi concerné et comptabilisait en fin d’année 2020 près de 60.700 personnes. Le fichier Gestion de l’information et prévention des atteintes à la sécurité publique (GIPASP), géré par la gendarmerie, comptait, lui, 67.000 identifications.
Un fichage limité aux individus suspects?
À l’avenir, de nouvelles informations sur les opinions politiques, les convictions philosophiques et religieuses ou encore l’adhésion à un syndicat viendront donc enrichir ces fichiers.
De quoi générer bien des craintes de dérive sécuritaire. Une crainte qu’Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de droit public, ne partage pourtant pas. Interrogée par Sputnik, celle-ci nuance en effet ces accusations: cet ajout de nouvelles mentions ne concerne selon elle que des individus «susceptibles de porter atteinte» à la «sécurité publique» ou à «la sûreté de l’État».
«Les requérants ont visiblement mal compris le lien entre l’inscription de ces données et la finalité, à savoir, le risque d’atteinte à la sécurité, estime Anne-Marie Le Pourhiet. Les opinions politiques et l’appartenance syndicale, par exemple, seront inscrites dans un fichier pour les seules personnes menant des activités suspectes.»
Même son de cloche du côté du ministère de l’Intérieur. Pour Gérald Darmanin, il s’agit d’un outil de plus à l’usage du pouvoir exécutif pour s’adapter à la lutte contre le terrorisme. Un argumentaire évidemment contesté par les opposants à ces décrets, qui voient dans ce pouvoir réglementaire un retour masqué du fichier Edvige. Créé en juin 2008, ce fichier de renseignement se voulait une simple «reprise» de celui des renseignements généraux (RG), en tout cas selon le ministère de l’Intérieur de l’époque. Le collectif Non à Edvige avait alors dénoncé le fichage «systématique et généralisé» des «délinquants hypothétiques», et «des militants syndicaux, politiques, associatifs et religieux.» Devant la pression associative, Brice Hortefeux, alors ministre de l’Intérieur, avait fini par le retirer. L’interrogation demeure à peu près la même aujourd’hui: qui définira les critères amenant à considérer un individu comme pouvant menacer la «sécurité publique» ou «la sûreté de l’État»?
De l’abus des procédures pour «tout et n’importe quoi»
Pour Anne-Marie Le Pourhiet, le cas qui fait polémique aujourd’hui n’est, à dire vrai, qu’une mise en conformité d’un décret à la loi informatique et libertés de 1978. Celle-ci mentionne effectivement deux exceptions à l’élargissement des fichiers: la sécurité publique et la sûreté de l’État. Selon elle, «le décret en vigueur jusqu’à présent n’avait prévu que la sécurité publique et non la sûreté de l’État.» Et notre juriste d’ajouter que cette procédure en référé (une procédure d’urgence), impose au Conseil d’État de n’évaluer que les violations manifestes d’une liberté fondamentale.
«Il ne s’agit pas d’un contrôle au fond avec des arrêts à six mois ou un an! Le juge administratif est amené à vérifier qu’il n’y a pas d’atteintes graves et manifestement illégales. En termes non juridiques, il faut que ce soit grossier et évident.»