À l’heure des bilans annuels, celui de Moscou au Moyen-Orient et en Afrique du Nord est incontestablement positif sur le plan géopolitique. Tout comme celui de la Turquie, avec qui la Russie a composé en Syrie et, particulièrement en cette année 2020, en Libye et au Caucase du Sud. Tout en continuant à tenir conjointement des pourparlers de paix, Moscou et Ankara ont semblé aussi s’opposer sur ces théâtres de conflits. Mais ce partenariat de raison tiendra-t-il?
La relation cordiale de ces deux puissances étonne. Après tout, ces deux États forts, constitués en empires, se sont souvent affrontés par le passé, comme le rappelle Roland Lombardi, docteur en histoire contemporaine, spécialisation mondes arabes. Auteur de Poutine d’Arabie, ou comment la Russie est devenue incontournable en Méditerranée et au Moyen-Orient (VA Éditions, février 2020). Pas loin de vingt conflits ont éclaté entre Russes et Ottomans ces derniers siècles. Et tout récemment encore, en novembre 2016, la poudrière avait de nouveau failli exploser lorsque les forces armées turques avaient abattu un avion russe. Mais, après une demi-année de tensions, Erdogan s’est excusé publiquement et nécessité a fait loi.
«De manière pragmatique, les Russes ont préféré faire le dos rond et se rabibocher avec Erdogan parce qu’ils savaient que la Turquie était un acteur important en Syrie. Donc ils ont accepté de passer l’éponge et de réintégrer la Turquie dans le jeu syrien», résume Roland Lombardi.
Mais ce même pragmatisme semble inviter le Kremlin à la prudence:
«Les Russes ne sont pas dupes, ils se méfient beaucoup de la Turquie. Alors, actuellement, ils se satisfont aisément qu’Ankara sème la zizanie dans l’Otan. Mais il ne faut pas se leurrer, ce n’est qu’un partenaire pour Moscou et non un allié. […] La Turquie est le plus gros caillou dans la chaussure des diplomates russes. Pour le moment la Russie est patiente. Mais, on le voit sur plusieurs dossiers, elle est en opposition avec la Turquie.»
Moscou patiente avec Ankara
En effet, la liste des différends entre la Russie et la Turquie semble bien longue. Depuis des mois, ils ont chacun choisi un camp opposé en Libye. Moscou soutient Tobrouk à l’Est, alors qu’Ankara appuie Tripoli à l’Ouest. En août dernier, Erdogan a poussé son allié azéri à reprendre le contrôle du Haut-Karabakh, l’assurant de son soutien. L’offensive a d’abord déstabilisé la Russie, principale puissance d’influence dans cette zone.
Les divergences russo-turques s’illustrent plus encore sur le plan international, puisque la Turquie soutient l’idéologie des Frères musulmans, favorables à l’instauration de l’islam politique, alors que la Russie l’a toujours combattue en développant des relations étroites avec les gouvernements autoritaires égyptiens, saoudiens et émiratis, ennemis d’Ankara. Un jeu d’alliances potentiellement conflictuel qui devrait durer, tant que Recep Tayyip Erdogan domine la scène politique turque, selon Roland Lombardi.
«Le problème, côté russe, c’est que, pour l’instant, il n’y a pas d’alternative politique à Erdogan. […] Les Russes font avec et gèrent cela de manière assez réaliste et pragmatique. Et surtout parce que la clé se trouve à Washington. Ils attendent de voir ce que fera l’Administration Biden avec le gouvernement d’Erdogan.»
Contrairement à un grand nombre d’observateurs, notre interlocuteur pense que l’Administration Trump n’a jamais été un allié de la Turquie d’Erdogan. Mike Pompeo, grand stratège de la politique extérieure ces quatre dernières années, a toujours été très hostile à Ankara. En ont témoigné les frictions lors de l’offensive d’Ankara contre les Kurdes, la chute de la lire turque face au dollar, l’achat des systèmes de défense russes S-400 par la Turquie et l’annulation de la vente de F-35 par les États-Unis. Cette séquence devrait toutefois se conclure la veille du départ probable de Donald Trump, par des sanctions américaines contre Ankara.
«Lorsque l’annonce de la victoire de Biden a été faite, Erdogan était assez satisfait, parce qu’il savait qu’il était sous la menace des sanctions américaines sous l’Administration Trump. Et cela risque de changer puisque, avec tous les conseils proches de Biden, on s’achemine à un retour de la bienveillance envers la Turquie.»
Caillou dans la chaussure des diplomates russes, la Turquie resterait un atout stratégique considérable pour Washington:
«La Turquie est un pilier dans la vieille stratégie de l’Otan de containment de la Russie. C’est toute la théorie de Brzezinski. Pour l’instant, je pense que l’équipe Biden reviendra sur les sanctions annoncées par l’Administration Trump en fin de règne, parce que la Turquie, pour eux, est essentielle pour contrer l’influence russe en Europe, en Méditerranée ou au Moyen-Orient.»
L’Administration Biden devrait donc, selon Lombardi, chercher à éviter l’application de ces sanctions pour conserver cet allié face à l’ennemi russe. Les sanctions n’auraient en effet comme conséquence qu’un rapprochement entre Moscou et Ankara. Ce qui se traduirait par un effondrement de la stratégie otanienne et un recul des intérêts américains.
Un rapprochement certes déjà initié par Recep Tayyip Erdogan, après avoir frôlé le renversement en juillet 2016. Depuis quatre ans, le dirigeant turc s’est considérablement tourné vers l’est, vers la Russie et la Chine, délaissant ses alliés traditionnels occidentaux. Les attaques directes de Joe Biden, pendant sa campagne électorale, contre la violation des droits de l’homme par Erdogan, rend la future politique américaine envers la Turquie incertaine.
Et surtout, comment Ankara se comportera-t-il face à la prochaine Administration américaine? Jouera-t-il le jeu de contrer la Russie? Jusqu’à oser l’affrontement? Là aussi, le flou demeure:
«Je ne vois pas une aggravation des relations entre la Turquie et la Russie [dans l’immédiat, ndlr]. Quoique, si Erdogan se sent soutenu pleinement par Biden, cela risque de changer son attitude envers Moscou, et là cela risque de créer des problèmes.»
Prudence donc. Roland Lombardi attend l’officialisation du mandat de Joe Biden à la Maison-Blanche. Mais l’avenir de la relation russo-turque ne dépend pas que de Washington. La moindre manœuvre d’Erdogan en Syrie, en Libye et au Haut-Karabakh pourrait faire glisser les choses. Enfin, le cas de l’Ukraine pourrait être un révélateur. En effet, ces dernières semaines, Ankara multiplie les rendez-vous avec Kiev, et pourrait lui livrer davantage de drones, poussant à une nouvelle offensive l’armée ukrainienne, jusque-là défaite par les séparatistes du Donbass, soutenus, eux, par la Russie.