Déjà fragilisées, les relations entre les gouvernements indien et canadien auront rarement été aussi précaires qu’à l’approche de l’année 2021.
Fin novembre, le Premier ministre canadien, Justin Trudeau, est intervenu pour accorder son appui aux manifestants opposés à la réforme agraire initiée par le Premier ministre indien, Narendra Modi.
Justin Trudeau s’en mêle
Les leaders du mouvement opposé à la réforme dite néo-libérale considèrent qu’elle favorisera les grands acteurs de l’industrie au détriment des petits exploitants. Ces dernières semaines, les affrontements se sont multipliés entre manifestants et forces de l’ordre.
«Le Canada sera toujours là pour défendre les droits de la protestation pacifique», a d’abord déclaré Justin Trudeau à l’occasion d’un événement virtuel soulignant la fête sikhe de Gurpurab, le 30 novembre dernier.
L’intervention du Premier ministre canadien est loin d’être passée inaperçue au pays de Gandhi. Elle a été interprétée par New Delhi comme un cas d’«ingérence inacceptable».
«De tels actes, s’ils se poursuivaient, auraient un impact sérieusement préjudiciable aux relations entre l’Inde et le Canada», a répliqué le ministère indien des Affaires étrangères par voie de communiqué.
«C’est assez choquant de voir qu’un gouvernement comme celui du Canada s’immisce dans des questions internes en Inde. D’autant que ce pays reste méconnu au Canada. [...] Dans les sphères de pouvoir en Occident, on ne mesure pas la force émergente qu’est l’Inde depuis des siècles déjà. [...] Ce genre de posture rappelle de très mauvais souvenirs de la colonisation et de la décolonisation», analyse la spécialiste de l’Inde.
À la suite des déclarations de Justin Trudeau, la question de l’indépendance du Québec s’est retrouvée au centre de l’attention en Inde. Des réseaux d’information tels que NewsX ont invité des diplomates indiens à se prononcer sur ce sujet. D’après ce que rapporte le journal Le Devoir, sur un plateau de cette chaîne, l’ancienne diplomate Bhaswati Mukherjee a même suggéré d’inviter en Inde le chef du Parti québécois, principal parti souverainiste au Québec, de manière à riposter à l’intervention de Trudeau.
La stratégie de New Delhi
Grâce aux réseaux sociaux et aux progrès technologiques, les Indiens sont aujourd’hui beaucoup plus au fait de ce qui se passe ailleurs dans le monde, observe Mme Bates. Le fait d’aborder l’indépendance du Québec apparaît comme un pied de nez à Ottawa. Surtout dans un contexte où le Canada est vu comme une terre d’accueil pour les Sikhs, favorable à la création du Khalistan, c’est-à-dire d’un Pendjab indépendant:
«L’intervention de Trudeau a été vue comme un appui au mouvement pro-Khalistan à l’intérieur de la diaspora indienne du Canada. [...] La plupart des Sikhs dans les diasporas partout dans le monde s’opposent à la réforme du gouvernement central. Plusieurs agriculteurs qui manifestent sont de confession sikhe, bien que le mouvement touche des milieux très variés», explique l’anthropologue.
De fait, plusieurs personnalités sont connues pour appuyer la cause pendjabie au Canada, ce qui semble de plus en plus froisser New Delhi. Par exemple, le chef du Nouveau Parti démocratique du Canada (NPD), Jagmeet Singh, a déjà milité en faveur de cette cause. Ces dernières années, M. Singh a plusieurs fois été forcé de nier tout lien avec les mouvements terroristes sikhs. Le parti qu'il dirige, le NPD, constitue la deuxième formation d’opposition à Ottawa.
«Occupez-vous de vos autochtones»
En avril 2019, «Sikhs for Justice» est parvenu à faire supprimer la référence à «l'extrémisme sikh» d'un important rapport du gouvernement canadien sur la menace terroriste. L’action de ce lobby favorable à l'indépendance du Pendjab a été très critiquée au Canada et en Inde. Les porte-parole de «Sikhs for Justice» ont affirmé que le gouvernement discriminait les citoyens sikhs en associant leur religion au terrorisme. La presse a aussi révélé que le groupe avait fait pression sur les députés libéraux du Premier ministre Trudeau. Rappelons que l'explosion d'un Boeing d'Air India en partance de Montréal, en 1985, demeure l'attentat terroriste le plus meurtrier de l'histoire canadienne. 329 personnes ont été tuées, parmi lesquelles 268 Canadiens.
«Pour New Delhi, Ottawa est plus prompt à réagir quand il est question des Sikhs. En même temps, au Canada, la moitié de la diaspora indienne est de confession sikhe. Cela représente un demi-million de Canadiens. Cette réalité explique une partie des positions canadiennes quand il est question de l’Inde», explique le professeur.
L’indépendance du Québec est-elle comparable à l’émancipation du Pendjab, alors que les deux États appartiennent à deux fédérations du Commonwealth? Dans tous les cas, New Delhi ne se prive pas d’évoquer la situation des communautés autochtones au Canada lorsque Ottawa critique l’Inde en matière de droits de l’homme:
«C’est un mythe occidental que de penser que les droits de l’homme sont parfaitement respectés dans les pays occidentaux. Les pays du Sud en sont de plus en plus conscients et c’est pourquoi ils parlent plus souvent d’ingérence. Ils nous disent: ‘‘Occupez-vous de vos autochtones avant de vous mêler de nos affaires.’’ [...] Les Indiens en ont assez que les pays occidentaux leur dictent leur conduite», tranche-t-elle.