Depuis l’été 2020, l’historien Benjamin Stora et le directeur des archives algériennes, Abdelmadjid Chikhi, travaillent ensemble pour «confronter et discuter» les mémoires de part et d’autre de la Méditerranée.
Une initiative politique prise de consort entre Alger et Paris, dans le but de produire une historiographie plus équilibrée de cette période extrêmement controversée, et ainsi de réconcilier les mémoires. Un objectif qui, selon Brahim Oumansour, spécialiste franco-algérien du Maghreb et chercheur associé à l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques), serait impossible à atteindre:
«C’est trop ambitieux de vouloir réconcilier des mémoires qui sont, de fait, irréconciliables. On ne peut pas réconcilier les mémoires d’un colonisé et d’un colonisateur, ou les mémoires d’un tortionnaire et d’un torturé.»
Pour lui, «conditionner la réconciliation des populations des deux pays à travers la réconciliation des mémoires est non seulement un leurre, mais également un processus condamné à l’échec. Le procédé logique devrait être de réconcilier les populations.»
Une histoire, plusieurs mémoires
Il conviendrait donc selon lui d’établir l’historiographie la plus précise possible, de laisser les gens étudier cette histoire et se l’approprier comme ils l’entendent.
D’autant que ces mémoires s’avèrent «multiples» et non «unitaires» de part et d’autre de la Méditerranée, pense le chercheur. Entre un pied-noir français et un individu qui se revendique du courant indigéniste français, le fossé sur la question mémorielle de l’Algérie est abyssal. Idem en Algérie concernant un ancien harki (Algérien s’étant battu aux côtés des troupes françaises lors de la guerre d’Algérie), et un ancien du FLN (Front de libération national algérien).
«Pour aller au-delà de ces visions opposées et de ces tensions, il faudra dépassionner et dépolitiser le sujet», explique Brahim Oumansour avant de préciser: «La question mémorielle de la période coloniale a souvent été instrumentalisée tant par la France et que par l’Algérie. Cela complique le travail des historiens, car beaucoup d’archives restent classées pour des raisons purement politiques.»
L’origine politique de l’initiative ne peut que la fausser, pense notre interlocuteur.
D’autant que nombre d’archives restent classifiées, ce qui empêche les chercheurs d’atteindre une vision parfaitement empirique de la question. Pour lui, les archives devraient être déclassifiées et laissées entre les mains d’historiens, aussi bien français qu’algériens.
Instrumentalisation de l’Histoire
Tant que ces questions seront débattues à chaud dans l’arène politique, il sera impossible d’en discuter de manière apaisée, constate notre interlocuteur. Le défi serait donc d’assurer les conditions d’une étude véritablement scientifique.
«Du côté algérien, la question coloniale a toujours été utilisée par le pouvoir en place comme légitimation du pouvoir», analyse Brahim Oumansour.
Une instrumentalisation qui est aussi présente côté français: «elle est le fait de certains lobbies et autres groupes de pression, notamment d’extrême droite.» Parmi lesquels les harkis et pieds-noirs, et l’ensemble des nostalgiques de l’Algérie française, qui bloquent souvent toute initiative de réconciliation.
«Le récit algérien est exalté comme tous les récits fondateurs, le récit français est amputé. Le premier doit se rapprocher de la réalité des faits avec leurs nuances. Le second doit se libérer pour accepter les faits», plaide dans La Croix l’éditeur de livres d’histoire Rachid Khettab.
Archives françaises ou algériennes?
Les grandes déclarations à la presse, comme celle d’Abdelmadjid Chikhi réclamant le transfert de la totalité des archives de l’époque, résulteraient d’une forme de démagogie, nourrissant les antagonismes, estime Oumansour. Aussi juge-t-il que «la demande d’Alger risque de tuer dans l’œuf la démarche entreprise par Benjamin Stora et Abdelmadjid Chikhi de réconciliation des mémoires, même si celle-ci a déjà peu de chances d’aboutir.» D’autant que ce sujet des archives pose le u problème de leur propriété:
«Sur la question des archives, deux légitimités s’affrontent. L’Algérie joue sur le fait que celles-ci se trouvaient sur le sol algérien au moment des faits, et elles font donc partie de l’histoire algérienne. La France de son côté, joue sur le fait que ces archives concernent les autorités françaises, car l’Algérie était considérée comme un territoire français.»
Un accroc de plus qui illustre les nombreux obstacles qu’il reste à franchir pour arriver à avoir un regard apaisé et historique sur la question de la colonisation de l’Algérie. Et ce, des deux rives de la Méditerranée.