C’est un serpent de mer qui refait surface. Avec un taux d’endettement de 120% par rapport au Produit intérieur brut (PIB) à la fin de l’année, la question de l’annulation d’une partie de la dette française agite de nombreux experts.
Paris était déjà parmi les mauvais élèves de l’Europe avant la pandémie de Covid-19. La France a depuis aggravé son cas en mettant sur la table plus de 470 milliards d’aides publiques afin d’aider les entreprises les plus touchées à passer la crise.
L’année 2021 sera celle des records d’endettement pour la France. Pas moins de 260 milliards d’euros de dette à moyen et long terme seront émis sur les marchés.
Afin de s’assurer que la liquidité abreuve une zone euro très en demande en pleine crise du Covid-19, la Banque centrale européenne (BCE) a mis en place au printemps dernier un programme de rachats d’actifs (PEPP). Son enveloppe a déjà été augmentée deux fois et atteint désormais 1.850 milliards d’euros. Les rachats de dettes pourront se poursuivre «au moins» jusqu’en mars 2022.
La BCE rachète donc une partie considérable de la dette émise par les États –notamment la France– sur le marché secondaire. La question est: peut-on annuler ces dettes souveraines?
«Un tel choix ferait que la BCE se retrouverait avec des fonds propres négatifs. Je n’ai pas d’exemple en tête d’une Banque centrale qui se retrouve dans un tel cas», répond à Sputnik l’économiste et financier Charles Gave, également à la tête de l’Institut des Libertés.
À la fin 2019, les fonds propres de la BCE s’élevaient à environ 566 milliards d’euros. D’après Marianne, elle détient pour environ 485 milliards d’euros de dette souveraine française, sur un total de plus de 2.320 milliards d’euros d’emprunts publics. Si l’ensemble des pays de la zone euro annulaient leurs dettes souveraines auprès de la Banque centrale, elle se retrouverait donc fortement en territoire négatif. De fait, «il est difficilement imaginable que la BCE puisse envisager de n’annuler que la dette française», souligne Charles Gave.
«Une Banque centrale peut tout à fait fonctionner sans fonds propres. Mais l’idée me semble très étonnante d’un point de vue juridique, financier et presque philosophique», poursuit-il, évoquant «une forme soviétisation des économies européennes.»
En septembre dernier, Aurore Lalucq, députée européenne (S&D), accompagnée d’une vingtaine d’eurodéputés et d’économistes, réclamait dans une tribune publiée par le JDD l’annulation de la dette publique détenue par la BCE. D’après le postulat des signataires, la politique de rachats d’actifs massifs mis en place par la Banque centrale européenne, et qui soutient actuellement le système économique, ne peut pas durer ad vitam aeternam.
«Le risque est grand qu’en pérennisant ses achats d’actifs, la BCE compromette chacune de ces trois missions et suscite la défiance citoyenne. Par ailleurs, un niveau d’endettement très élevé pourrait subitement faire remonter les taux d’intérêt de la dette souveraine et se solder par une attaque ciblée des marchés, comme on a déjà pu le voir par le passé», argumentent les eurodéputés et économistes.
Annuler les dettes détenues par la BCE ne léserait personne?
Ces derniers demandent donc «une annulation de la dette détenue par la BCE» ce qui, selon eux, est «techniquement faisable». Seraient concernés les titres de dette publique rachetés depuis 2015 par la BCE sur les marchés secondaires et non la dette détenue par les banques, assurances et autres fonds de pension ou par des investisseurs privés. «Une telle opération ne léserait personne. Elle diminuerait certes la valeur des fonds propres de la BCE, mais celle-ci peut tout à fait fonctionner à fonds négatifs, comme l’a rappelé la Banque des règlements internationaux, sans que cela n’ait d’incidence sur son bon fonctionnement ni sur la valeur des actifs qu’elle détient», plaident les signataires de la tribune.
Les supporteurs d’une annulation de la dette par la BCE avancent que le passif d’une Banque centrale est presque totalement composé de monnaie qu’elle crée ex nihilo. Cette dernière n’a pas de coût et n’est due à personne. En cas d’annulation d’une créance par la Banque centrale, ce qu’on appelle le fardeau de la dette n’est transféré sur aucun acteur que ce soit, le passif n’étant exigible par personne, au contraire d’une banque commerciale.
«Les Banques centrales ne sont pas des banques commerciales. Elles ne recherchent pas de profits et ne sont donc pas confrontées aux mêmes contraintes financières que les institutions privées. Concrètement, cela signifie que la plupart des Banques centrales pourraient perdre de l’argent jusqu’à ce que leurs fonds propres deviennent négatifs, tout en continuant à fonctionner avec succès», expliquait dans une note publiée en 2013 la Banque des règlements internationaux (BRI), qualifiée dans le milieu économique de Banque centrale des Banques centrales.
«Ni légal, ni utile, ni souhaitable»
Alban Pellegris, économiste, professeur à Rennes II et membres des Économistes atterrés, souligne au micro de Sputnik que les arguments qui visent à dire que les épargnants seraient touchés ou les marchés effrayés par une annulation des dettes souveraines par la BCE lui semblent «discutables», dans la mesure où il ne s’agit pas d’une dette auprès d’agents privés tels les banques ou des ménages.
Il se dit cependant «nuancé» sur la pertinence d’un tel choix:
«Je pense qui si cela est fait dans le cadre des questionnements actuels sur la nécessité de changer les traités européens, c’est un choix qui peut avoir de l’intérêt. “Que peut faire la BCE pour les États dans le cadre de l’encadrement des ratios dettes publiques sur PIB qui ne doit pas dépasser 60%?” Annuler la dette souveraine le ferait diminuer et cela serait bon pour les États.»
D’après le jeune économiste, l’idée d’une partie de ceux qui défendent l’annulation de la dette souveraine par la BCE est de faire en sorte que les États investissent dans l’économie pour un montant analogue à la dette supprimée. «Cela pourrait être intéressant», juge-t-il.
Problème: l’idée a ses détracteurs. C’est notamment le cas d’Agnès Bénassy-Quéré, chef économiste à la Direction générale du Trésor. Elle pense que l’annulation de la dette détenue par la BCE «n’est ni légale, ni utile, ni souhaitable». Parmi les nombreuses raisons évoquées dans un récent billet publié sur le site du Trésor, l’économiste assure que «la BCE ne peut pas “annuler” tout ou partie des dettes des États qu’elle détient dans son bilan. Ce serait contraire au traité européen, lequel proscrit le financement monétaire des déficits publics.»
«On voit que la légalité par rapport aux traités peut évoluer. Bruxelles a bien suspendu temporairement la règle des 3% de déficit public dans ce contexte de crise du Covid. Les traités sont susceptibles de changer selon la volonté politique et les nécessités du moment», rétorque Alban Pellegris.
Reste qu’un tel choix ne manquerait pas de provoquer des conséquences juridiques, comme le souligne l’économiste. Il suffit de se rappeler du bras de fer entamé par la Cour de Karlsruhe et la Banque centrale européenne sur la question du programme d’achat de dette d’État (PSPP) de la BCE.
Pour Charles Gave, l’annulation des dettes souveraines par la BCE pourrait entraînerait la mort du marché obligataire dans la zone euro: «Cela fait 10 ou 15 ans que la monnaie et ses taux de changes sont manipulés dans tous les sens. La prochaine étape sera de mettre fin au marché obligataire.» L’économiste libéral note que les acteurs privés interviennent de moins en moins dans ce dernier au profit de la Banque centrale. «Nous n’avons plus d’outil de marché pour mesurer le risque, ce qui se fait normalement par les différences de taux d’intérêt», analyse-t-il.
«Supprimer les dettes et l’analyse du risque revient à dire que la monnaie a été nationalisée par les États de la zone euro. C’est une fusion entre la Banque centrale et les ministères des Finances. Ce n’est plus les impôts qui paient la dépense publique, mais l’impression de monnaie», avertit Charles Gave, qui martèle que la monnaie «est un bien commun et pas une propriété des États».
Une analyse semblable à celle d’Agnès Bénassy-Quéré, qui met en avant un danger pour la stabilité des prix. D’après son analyse, la BCE risquerait de devenir «une simple annexe du Trésor, ou plutôt, des 19 Trésors de la zone euro», avec pour fonction «de financer les dépenses publiques par émission de monnaie, sans aucun rapport avec le mandat de stabilité des prix.» Dans un tel contexte, Agnès Bénassy-Quéré explique que «le pouvoir d’achat de la monnaie ne serait plus garanti.»
La BCE en garantie des conditions de financement de la dette?
Alban Pellegris acquiesce sur le fait que l’annulation des dettes souveraines remettrait en cause le mandat de la BCE. D’après lui, la vraie question à long terme est la suivante: «Peut-on à la fois changer les règles budgétaires qui nous obligent à regarder comme unique boussole le ratio dette publique sur PIB et d’autre part quelle réforme au niveau du financement des États peut-on mettre en place pour ne pas avoir à redouter une augmentation des taux d’intérêt?»
Le professeur de l’université de Rennes assure qu’il est possible d’imaginer que les traités européens donnent comme mission à la BCE de garantir les conditions de financement de la dette publique des États.
«L’exposition aux marchés financiers a été institutionnalisée par les traités européens pour mettre la pression sur les mauvais élèves», assure-t-il.
Quid du risque d’inflation? Pour Agnès Bénassy-Quéré, le fait d’annuler les dettes souveraines détenues par la BCE pourrait «oblitérer» dans le futur la capacité de l’institut basé à Francfort à agir pour contrer l’inflation. «Pourquoi effrayer les investisseurs d’aujourd’hui, qui acceptent de nous prêter avec des taux d’intérêt extrêmement faibles, en leur promettant que demain la Banque centrale ne pourra pas contrôler l’inflation si celle-ci ressurgit?», s’interroge-t-elle.