Après la crise de la dette grecque, assistera-t-on à sa version française? La question est légitime au moment où Paris s’apprête à vivre des années difficiles sur le plan financier. Alors que la dette publique française n’était «que» de 98,1% du PIB en mars, la crise du Covid-19 et ses deux confinements ont fait (très) mal aux finances publiques. À la fin de l’année, elle pourrait dépasser les 120%. Le plafond des 100%, qui au sein de l’UE n’était dépassé que par le Portugal, l’Italie et la Grèce à la fin 2019, est donc pulvérisé.
Un danger pour l’économie française? Pas pour Henri Sterdyniak, membre du collectif des Économistes atterrés et chercheur à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Celui-ci fait d’emblée remarquer que «la hausse de la dette publique est un phénomène général que l’on observe dans la majorité des grands pays».
«Ce n’est pas un vrai danger, dans la mesure où la France s’endette à des taux très bas voire négatifs», ajoute l’économiste hétérodoxe.
Cela fait effectivement partie des bonnes nouvelles. Ce 30 novembre à 15h12, Paris empruntait à 10 ans à -0,338%. Ce contexte, qui dure maintenant depuis un certain temps, a permis de voir diminuer la charge de la dette depuis une décennie. Et ce malgré un déficit public difficile à maîtriser, que cette cruelle année 2020 fait exploser à plus de 11%. Une sérieuse épine dans le pied en moins pour les dirigeants français, quand on sait que le remboursement de la dette est le quatrième poste de dépense budgétaire de l’État.
«Déséquilibre structurel»
Les marchés considèrent que ces taux resteront bas pendant longtemps, avance Henri Sterdyniak, qui parle de «déséquilibre structurel de l’économie mondiale»:
«La politique de taux bas n’est pas prête de s’arrêter pour plusieurs raisons. Tout d’abord, c’est un phénomène structurel. Nous sommes dans un monde où il y a un excès d’épargne par rapport à l’investissement. Des entreprises font beaucoup de profit et les plus riches ne dépensent pas assez. Pour compenser, il faut naturellement des taux très bas.»
L’expert ajoute qu’il «voit mal comment cela pourrait se modifier»: «l’ensemble des pays développés ne vont pas se dire du jour au lendemain qu’il faut augmenter les salaires afin d’obtenir une hausse de la demande.»
Tant mieux pour l’Hexagone. Comme le rappelle Le Figaro, les projections macroéconomiques de la Banque de France à l’horizon 2022 montrent que Paris devra composer avec une dette considérable pour plusieurs années. Elle juge qu’«en raison du creusement du déficit couplé à la diminution du PIB, la dette publique augmenterait fortement à 119% du PIB en 2020, après 98,1% en 2019, et ne reculerait pratiquement pas en fin d’horizon de projection. La moyenne dans la zone euro augmenterait parallèlement (à 101% du PIB fin 2020 et 100% du PIB fin 2022), mais dans de moindres proportions».
C’est là que se terre le danger qui fait frémir les pontes de Bercy, comme en attestent les confessions d’une «figure de l’exécutif» au Figaro: «Il n’y a pas de danger à court terme du côté de la dette française, mais ce qui nous inquiète, c’est la perspective à quatre, cinq ans. S’il y a divergence entre la gestion des finances publiques françaises et allemandes, les marchés pourraient alors attaquer Paris.»
Une analyse que ne partage pas Henri Sterdyniak. D’après l’économiste, ancien élève de Polytechnique, les marchés considèrent aujourd’hui que les dettes française et allemande sont pratiquement aussi sûres l’une que l’autre, bien qu’il existe une petite prime pour la dette allemande qui est émise à un taux légèrement plus bas.
«Je vois mal des spéculateurs parier sur une situation où la zone euro serait disloquée. Dans ce cas, l’Allemagne verrait une forte appréciation de sa nouvelle monnaie, contrairement à la France qui devrait composer avec une dépréciation de sa devise. Une telle situation justifierait des taux d’intérêts différents. Je n’y crois pas», analyse-t-il.
Certains membres de l’exécutif seraient pourtant inquiets que les pays du nord de l’Europe, très attachés à l’orthodoxie budgétaire, pourraient être tentés d’appuyer fortement sur le frein de la relance, bien avant les pays du sud et la France. Cela pourrait notamment être le cas de l’Allemagne, dont l’objectif d’un équilibre budgétaire est inscrit dans la constitution.
L’Allemagne en «vilain petit canard»
La situation fait d’autant plus peur à Paris que la France paie l’un des plus lourds tributs économiques à la crise du Covid en zone euro. Selon les nouvelles prévisions de croissance pour l’Union européenne, dévoilées par la Commission le 5 novembre, la France devrait composer avec une récession supérieure à 9% quand l’Allemagne verrait son PIB chuter de «seulement» 5,6%. Le 30 octobre, l’exécutif français disait s’attendre à une récession de 11%, un chiffre en augmentation dû au deuxième confinement.
«Le risque est grand que l’Allemagne parvienne à baisser son taux d’endettement en-dessous de 80 % du PIB et que la France au mieux le maintienne à 120 %, voire l’augmente au-delà, avec un delta entre les deux pays qui dépassera largement les 40 points», alerte un ministre de premier plan au Figaro.
Là encore, Henri Sterdyniak ne s’inquiète pas de cette possible différence de trajectoire entre les dettes allemande et française. D’après lui, la France n’est pas «le vilain canard», au contraire de l’Allemagne: «Berlin se distingue de presque tous les grands pays. Malgré une dette qui devrait atteindre 72% du PIB en 2021, cela reste un niveau extravagant par rapport au reste de la plupart des grandes économies de la zone euro ou du Japon, des États-Unis et du Royaume-Uni. Il existe une spécificité allemande qui fait qu’au lieu de s’endetter, elle accumule des excédents commerciaux au détriment de ses partenaires.»
L’économiste avance également un argument de poids pour justifier son manque de crainte quant à la dette: «La Banque centrale garantit la dette publique et en absorbe une partie importante.»