Les pics de surcharge hospitalière dus au Covid-19 posent des problèmes logistiques, mais surtout éthiques.
«C’est à la fois choquant et pas choquant», estime, pensif, le Dr Régis Aubry au micro de Sputnik. Les «contraintes» sont telles que le médecin-chef du département douleurs-soins palliatifs du CHU de Besançon ne se permet aucun jugement manichéen.
«Ça a quelque chose de choquant quand on le lit, parce que ça vient à l’encontre d’un principe éthique fondamental, qui est l’égalité d’accès au système de santé pour tous –ce qui fait l’honneur de nos démocraties–, quel que soit l’âge, le handicap, la dépendance, l’altération d’autonomie», avance le Dr Régis Aubry, président de l’Observatoire National de la Fin de Vie (ONFV) et membre du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), au micro de Sputnik.
Mais notre interlocuteur comprend aussi que «dans une période contrainte comme celle-ci», on peut être amené à faire des choix qui ressembleraient à une sélection des patients. D’ailleurs, le CCNE vient d’émettre un avis sur les questions relatives au «tri» des malades. «Je n’aime pas ce mot, mais je l’emploie, parce qu’il est utilisé», assure Dr Aubry, qui précise que l’on «peut être amenés à sélectionner, pour optimiser le plus possible les ressources hospitalières quand il n’y a plus de places disponibles.»
«L’âge seul ne suffit pas pour ne pas admettre quelqu’un en réanimation. C’est l’âge et la santé très détériorée qui font que parfois le bénéfice est inférieur au risque de l’admission dans un service de réanimation», explique Régis Aubry.
Mais surtout, le médecin-chef en soins palliatifs insiste sur «les exigences» qui doivent entourer cette éventuelle décision.
«À partir du moment où on fait une sélection, il y a un devoir d’accompagnement des personnes. Si elles se trouvent en soins palliatifs, il y a un devoir absolu de ne pas abandonner des personnes âgées et de s’en occuper, de traiter les symptômes, de traiter l’inconfort», insiste le médecin-gérontologue.
Néanmoins, le Dr Aubry perçoit également «un côté positif dans la démarche suisse»: elle pourrait «inciter les personnes âgées» admises dans l’environnement des établissements médico-sociaux «à penser la question de l’épidémie, de la Covid, à se positionner elles-mêmes, voire à écrire des directives anticipées.»
Les «directives anticipées» ne fonctionnent pas
Depuis le 22 avril 2005, la loi Léonetti stipule que toute personne a le droit de refuser l’acharnement thérapeutique et à ce que l’on soulage sa douleur. Et toute personne majeure peut rédiger des directives anticipées précisant sa volonté dans le cas où elle serait en fin de vie et hors d’état de s’exprimer. Un dispositif qui, jusque-là, ne fonctionne «pas tellement» selon le Dr Aubry. «Il y en a très peu», remarque-t-il, avant de préciser:
«Je pense que ce n’est pas facile d’écrire des directives anticipées. Reste à aborder la forme: comment on informe des personnes. Il y a l’art et la manière d’aborder ces questions de l’accès éventuel à la réanimation.»
Le médecin bisontin rappelle que la surcharge des services de réanimation engendre «le risque de faire de la ségrégation» sur le seul critère de l’âge.
«L’opportunité, c’est de responsabiliser les citoyens d’un certain âge, avec certaines fragilités, pour qu’ils réfléchissent eux-mêmes à des décisions de non-accès à la réanimation», suggère Régis Aubry.
Une «culture différente entre la Suisse et la France» a amené à des législations divergentes autour de la fin de vie, «de la notion du suicide assisté, en particulier». C’est pour cela que Régis Aubry «se garde bien de porter un jugement», et souhaite seulement «attirer l’attention sur les risques de dérive quand on commence à initialiser une forme de sélection.»
«Le renoncement aux soins chez les personnes âgées»
Pourtant, «en tant que médecin» de CHU, Régis Aubry raconte qu’«ici, à Besançon –pas très loin de la Suisse, d’ailleurs– c’est l’inverse de ce qu’on lit dans l’article suisse.» Le médecin-gérontologue parle d’«un sentiment de résignation» chez les personnes âgées qui décident de ne pas accéder aux soins bien qu’elles en auraient besoin. Il parle d’un «“sentiment d’indignité”, d’“être de trop” dans une société qui est obligée de faire des choix», d’une «espèce d’autocensure, d’auto-décision de ne pas accéder à la médecine.»
«C’est assez impressionnant, je l’ai vu lors de la première vague en Bourgogne–Franche-Comté: des personnes qui ont décidé, bien qu’elles présentaient une altération de l’état général, pas forcément en lien avec la Covid, de ne pas être soignées», détaille Régis Aubry.
La sagesse comme remède au «tri»
Cette «autocensure» chez les personnes âgées peut-elle être provoquée par la rhétorique martiale d’Emmanuel Macron? Pour Régis Aubry, «c’est une rhétorique, mais on n’est pas en guerre.»
«Il y a certes une lutte à avoir contre un virus, il y a certes lieu à réorganiser en urgence un système de santé qui n’est pas loin d’être débordé. Mais c’est quand même différent d’une guerre», souligne Régis Aubry.
L’alternative au «tri» pour le chef de la gériatrie serait le «sens de la responsabilité» de tous. Une responsabilité qui épargnerait d’avoir à décider de la vie de la mort d’autrui.