Le monde financier a-t-il retenu la leçon de la crise de 2008? La question est légitime, à l’heure où la capitalisation boursière mondiale atteint les 95.000 milliards de dollars, comme le souligne Le Temps.
Ce chiffre, qui donne le tournis, est à mettre en comparaison avec le Produit intérieur brut (PIB) réalisé sur l’ensemble de la planète en 2019: 87.752 milliards de dollars d’après la Banque mondiale. Vous avez bien lu: le montant total des actions cotées en bourse vaut plus que l’ensemble des richesses produites dans le monde.
Alors que la plupart des pays sont loin d’en avoir fini avec la pandémie de Covid-19, les marchés financiers atteignent des niveaux stratosphériques. Ils ont accueilli avec euphorie les annonces des possibles vaccins de l’alliance américano-allemande Pfizer-BioNtech et de son concurrent américain Moderna, censés tous les deux être respectivement efficaces à 95et 94,5%, selon leurs producteurs. Le CAC40 a gagné environ 20% depuis début novembre et Wall Street tutoie de nouveau des records.
Le facteur Banques centrales
Le monde financier a-t-il de nouveau créé une monstrueuse bulle spéculative? «Sans doute» répond l’économiste Christophe Ramaux, maître de conférences en sciences économiques à l’université Paris I. D’après lui, «c’était déjà un peu le cas avant la crise du Covid»:
«Les politiques monétaires des Banques centrales sont très accommodantes afin de faire face à la chute de l’activité. Ce qui, en soi, n’est pas une mauvaise chose. Le problème est que tout ceci est déployé dans le cadre d’un régime néolibéral qui prône l’austérité salariale. La demande a tendance à être comprimée, ce que la crise du Covid a évidemment empiré. C’est un problème structurel auquel nous faisons face depuis une trentaine d’années.»
Pour faire face à la crise, les Banques centrales ont sorti la sulfateuse à liquidités, notamment par le biais de programmes de rachats d’actifs. La BCE a, par exemple, mis 1.350 milliards d’euros sur la table. Selon Christophe Ramaux, de telles politiques monétaires –même si elles ne sont pas seules responsables– favorisent le développement de bulles financières et immobilières.
De son côté, Loïc Schmid, responsable des investissements de 1875 Finance, explique au Temps ne pas voir de bulle «sur l’ensemble des actions», mais dans «des poches de marchés». Il explique cependant, à l’instar de Christophe Ramaux, que les Banques centrales jouent un grand rôle dans la situation actuelle: «Les injections de liquidités par les Banques centrales continuent à pousser les actions mondiales vers le haut et on constate que des valeurs de qualité s’échangent à des valorisations très élevées.»
Différence entre capitalisation boursière et PIB
Selon un calcul réalisé par Bloomberg, la capitalisation boursière mondiale représente actuellement 108% du PIB global. Si l’on s’attarde seulement sur les États-Unis, le ratio atteint… 181%. Christophe Ramaux demande cependant de faire preuve de prudence quant à ces chiffres:
«Il faut faire attention quand l’on compare capitalisation boursière et PIB. Cela n’a aucun rapport. Le PIB est un flux annuel de richesses réellement créées. C’est un indicateur qui rend compte de l’économie réelle.»
L’économiste, auteur de L’État social. Pour sortir du chaos néolibéral (Éd. Fayard – Mille et une nuits) se lance dans une démonstration: «Imaginons que vous êtes en possession d’un titre financier qui valait 100 le 1er janvier et qui vaut désormais 200. Vous êtes certes propriétaire d’un actif dont la valeur a doublé, mais tant que vous n’avez pas vendu votre titre, vous n’êtes détenteur que d’une richesse potentielle. Si vous décidez de la vendre pour encaisser votre plus-value, mais que tout le monde décide de faire comme vous, la valeur de votre titre s’effondre. C’est comme cela que fonctionne un crash.»
«Prophéties autoréalisatrices»
La dernière fois que le montant de la totalité des actions mondiales avait dépassé celui du PIB global, nous étions en… 2007, soit juste avant la crise financière de 2008. Un tel phénomène avait également été constaté avant l’éclatement de la bulle Internet. Aux États-Unis, le ratio avait alors atteint 140% en mars 2000.
Nous dirigeons-nous vers un nouveau crash? C’est une hypothèse valable pour Christophe Ramaux qui convoque le célèbre économiste britannique John Maynard Keynes:
«Nous savons depuis Keynes et les années 30 que, plus ils sont libéralisés, plus les marchés alternent entre bulles et crashs. C’est évidemment très nocif pour l’économie.»
Le maître de conférences s’en prend «aux libéraux qui vous expliquent que sur les marchés, les investisseurs se dirigent vers les entreprises les mieux gérées pour laisser de côté les canards boiteux.» Une attitude qui serait «saine» selon ces économistes, mais qu’il l’est beaucoup moins selon Christophe Ramaux et «les keynésiens» pour qui la réalité du fonctionnement des marchés est diffère radicalement:
«Si un investisseur est persuadé que le cours de telle action va augmenter, il a intérêt à acheter et inversement vendre s’il pense qu’il va baisser. Si tout le monde fait comme lui, vous avez une situation qui peut mener à un crash.»
L’économiste suisse François Savary ne voit pas de correction majeure des marchés dans un futur proche, comme il l’a expliqué au journal Le Temps. Selon lui, «le supercycle de liquidités a eu pour but d’éviter la catastrophe.»«Or, l’économie mondiale va se redresser dans les mois qui viennent, ce qui va provoquer un retour de la liquidité vers l’économie réelle», ajoute-t-il.
Il concède qu’«à l’inverse, si cette reprise ne se matérialisait pas, la bulle spéculative pourrait effectivement éclater.»
De son côté, Christophe Ramaux pointe la déconnexion entre marchés et économie réelle. Il assure que de nombreux flux financiers «sont sans rapport» avec cette dernière. Une situation qu’il juge dangereuse:
«Certaines valorisations boursières sont totalement exorbitantes aujourd’hui sur les marchés par rapport à leur création de valeur réelle.»