L’État islamique a-t-il vraiment pris pied en RDC?

En République démocratique du Congo, l’EI* revendique un nombre croissant d’attaques, ajoutant à l’instabilité causée par les groupes armés la crainte de voir un islamisme radical s’installer dans le pays. Une étude de la situation permet cependant de relativiser cette menace. Analyse pour Sputnik du chercheur et journaliste Patrick Mbeko.
Sputnik

En proie à une instabilité chronique causée par des dizaines de groupes armés qui y pullulent, l’est de la RDC doit-il en sus s’accommoder de la présence néfaste de l’EI?

Le mouvement djihadiste État islamique* n’a de cesse de revendiquer des attaques perpétrées dans cette zone, depuis 2019, et plus particulièrement en cet automne 2020. Le dernier attentat remonte au 31 octobre, au cours duquel une vingtaine de civils, dont 15 femmes, ont été tués à Beni, petite ville rurale de l’est traumatisée par les massacres récurrents de populations depuis 2014.

«Quelque 21 miliciens chrétiens ont été tués et leurs maisons brûlées lors d’une attaque de combattants de l’État islamique*», ont déclaré des «sources militaires» dans un communiqué parvenu à l’agence de presse Amaq, affiliée au mouvement djihadiste.

Une semaine avant le massacre de Béni, le groupe terroriste s’était également attribué la responsabilité de l’assaut de la prison de Kangbayi située dans la même ville, libérant plus de 1.000 détenus.

Le continent africain étant devenu une des zones d’expansion du djihadisme, toutes ces attaques mobilisent les services de sécurité de la sous-région et suscitent des inquiétudes. Certains observateurs se demandent si l’on n’assiste pas à l’émergence d’un islam radical et violent en Afrique centrale, avec la RD Congo comme point d’ancrage. 

Une drôle de coïncidence

Selon des responsables des services de renseignement des pays de la région des Grands Lacs (RDC, Rwanda, Ouganda et Burundi) réunis à Kampala, en mai 2019, l’État islamique* aurait profité de l’insécurité dans l’est de la RDC pour y mettre en place une base. La faible présence des FARDC (Forces armées de la RDC) aurait facilité son installation dans cette partie du pays.

L’EI* a revendiqué sa première attaque sur le territoire congolais en avril 2019, soit trois mois après l’arrivée au pouvoir de Félix Tshisekedi. L’assaut avait visé la caserne des FARDC située dans le village de Bovata, près de Béni. Le caractère flou et ambigu du communiqué émis par le groupe terroriste via l’agence de propagande Amaq avait soulevé des questions sur sa participation dans l’acte revendiqué. Des responsables de l’armée congolaise contactés à l’époque par l’auteur de ces lignes s’étaient montrés circonspects et assez réservés sur la réalité de l’implication du mouvement djihadiste dans cette attaque qui avait coûté la vie à deux militaires congolais et un civil.

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Détail non négligeable: cette offensive était survenue près de deux semaines après la venue officielle de Félix Tshisekedi aux États-Unis, visite au cours de laquelle le chef de l’État congolais nouvellement installé avait non seulement engagé la RDC dans la lutte globale contre le terrorisme pilotée par les États-Unis, mais s’était également montré ouvert à une coopération militaire accrue entre les deux pays afin d’aider les FARDC à renforcer leurs capacités en matière de renseignement. Un tel soutien, avait alors assuré Félix Tshisekedi, est essentiel pour faciliter la collaboration régionale dans le but de faire face à la menace terroriste. Cette prise de position du numéro un congolais aurait-elle suffi à faire de la RDC une cible de choix du groupe État islamique*?

Difficile à dire, quand bien même la coïncidence entre les déclarations du Président congolais et l’attaque revendiquée soit tout de même frappante. Déjà en novembre 2018, l’ambassade américaine à Kinshasa avait fermé ses portes pendant plusieurs semaines après avoir reçu des informations selon lesquelles une faction liée au groupe terroriste pourrait mener des offensives contre les intérêts américains en RDC. Cela étant dit, les menaces de l’EI* à l’encontre du Congo pourraient être sérieuses, tout comme elles pourraient relever d’une simple opération de communication politique du mouvement djihadiste.

Des revendications discutables

Toujours est-il que des questions subsistent quant à la réalité de la menace djihadiste incarnée par l’EI* en Afrique centrale. Comment et pourquoi le Kivu, qui est relativement éloigné des zones d’activité islamistes et qui a une population musulmane très minoritaire, serait-il si propice à l’expansion d’un terrorisme de type djihadiste? Tout comme on peut aussi se demander si les revendications de l’organisation dans les attaques survenues dans cette partie de la RDC ne sont tout simplement pas mensongères?

La question se pose avec d’autant plus d’acuité que l’État islamique* a pu s’attribuer par le passé la paternité d’attaques auxquelles il n’était manifestement pas lié.

Le fait que l’agence Amaq ne soit pas officiellement reconnue comme un organe de communication du groupe terroriste permet à ce dernier de l’utiliser de manière opportuniste pour tenter de s’attribuer des attaques dont il ne serait pas toujours l’auteur et qu’aucune autre faction n’aurait revendiquées. À ce propos, le chercheur à l’université George Washington Aymenn Jawad Al-Tamim fait observer:

«Si aucune preuve convaincante ne vient étayer l’implication de l’État islamique* dans une attaque que celui-ci a revendiquée, le communiqué d’Amaq peut être laissé tel quel, sans confirmation dans les médias officiels de l’organisation. Cela évite à l’EI* de devoir se rétracter puisque du point de vue de la communication avec le monde extérieur, aucune revendication officielle n’a été faite, si ce n’est un communiqué d’Amaq News reposant sur une simple "source".»

L’enjeu n’est pas négligeable: entretenir l’illusion, même fugace, d’une capacité de nuisance encore intacte après avoir subi de sérieux revers en Irak et en Syrie en 2017-2018.

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Ainsi, il s’attribuerait des attaques qui lui sont étrangères afin de compenser sur le terrain médiatique les déconvenues qu’il a essuyées au Moyen-Orient. Serait-ce le cas des assauts survenus depuis avril 2019 à Béni et dans les environs?

État islamique*, ADF ou internationale du crime?

Dans cette partie de la RDC, la grande majorité des attaques est généralement attribuée par les autorités et les populations locales aux Forces démocratiques alliées (ADF). Ces derniers sont à l’origine des rebelles musulmans ougandais présents dans la région depuis plus de deux décennies et à qui le régime de Kampala reproche d’entretenir des liens avec les rebelles Al-Chabab de Somalie, Al-Qaïda* et le terrorisme islamiste international. Les ADF sont accusés d’avoir tué plus d’un millier de civils depuis octobre 2014. On leur impute également la mort de quinze Casques bleus tanzaniens en 2017, et des témoins les ont mis en cause dans l’attaque de Bovata.

Même s’il est clairement démontré que l’État islamique* cherche à s’implanter en Afrique et à rallier à sa cause des groupes armés qui y pullulent, même si des liens existent entre les ADF et l’organisation terroriste, aucun élément objectif ne permet d’affirmer que le mouvement rebelle ougandais ait fait allégeance à l’EI*, du moins sur le plan opérationnel. Aucun facteur non plus ne permet d’affirmer hors de tout doute que l’État islamique* opérerait à l’est de la RDC. Lors de la réunion susmentionnée des chefs des services de renseignement des pays de la région des Grands Lacs, un haut responsable présent à la rencontre avait déclaré qu’il n’y avait aucune preuve de la participation de l’organisation terroriste dans les attaques que celui-ci s’était attribuées. La cheffe de la Mission des Nations unies au Congo (Monusco), Leila Zerrougui, avait de son côté privilégié la piste des ADF.

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Dans une région où prospère une constellation de factions armées aux visées et aux ramifications disparates, il est facile de faire porter le chapeau des attaques perpétrées contre les civils à n’importe quel groupe ou mouvement. Même les ADF, auxquelles l’on impute la quasi-totalité des massacres à Béni, ne sont pas coupables de la plupart des actes criminels qu’on leur attribue, comme devait le constater le groupe d’experts de l’ONU dans un rapport en 2015. Un officier de la Demiap (le renseignement militaire congolais) avait confié à l’auteur de ces lignes:

«Là-bas, tout le monde tue. Il y a quelques Congolais, des Rwandais, des Ougandais, des Burundais… Bref, c’est l’internationale du crime qui fait régner sa loi...»

En réalité, la plupart des groupes armés qui font régner la loi de la terreur dans le Kivu, y compris les ADF –qui sont depuis quelque temps à l’agonie à cause des assauts lancés contre leur base par les FARDC– sont instrumentalisés aussi bien par des acteurs congolais que par des pays voisins ayant des velléités dans cette partie du Congo connue pour abriter une faune et une flore particulièrement riches ainsi que d’abondantes ressources naturelles stratégiques.

L’instrumentalisation d’une menace islamiste incarnée par l’État islamique* participerait-elle à cette stratégie? On ne peut rien exclure...

*Organisation terroriste interdite en Russie

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