Le ministère de la Justice semble déterminé à exclure les assesseurs jurés des tribunaux criminels de première et seconde instances. Le 5 octobre dernier, la chancellerie a publié sur son site Internet «un projet de réforme du tribunal criminel» élaboré par un groupe de magistrats dirigé par le président de la chambre criminelle de la Cour suprême. Le document de 36 pages revient sur l’expérience algérienne en matière de droit criminel ainsi que sur les «avantages et les inconvénients» de la présence de citoyens dans les tribunaux criminels.
Remise en cause d'un acquis populaire
L’Union nationale des ordres des avocats (UNOA) n’a pas tardé à réagir. Dans une lettre adressée à Belkacem Zeghmati, le ministre de la Justice, cette organisation a relevé que «la plupart des ordres des avocats s’opposent au projet de loi qui prévoit la suppression des jurés», leur présence au sein des cours pénales étant «une garantie fondamentale des règles d’équité des procès et constituant un acquis populaire durable depuis l’indépendance car les décisions judiciaires sont rendues au nom du peuple algérien».
Une position que partage Abdallah Heboul, avocat au barreau d’Alger et ancien magistrat. Interrogé par Sputnik, il précise que la consécration des assesseurs jurés a été introduite dans le Code de procédure pénale de 1966.
«Les citoyens siègent dans d’autres sections comme les tribunaux pour mineurs, les juridictions commerciales et les prud’hommes. Mais c’est dans les tribunaux criminels que les jurés sont les plus visibles car ces juridictions sont chargées de juger les affaires les plus graves: les infractions dont les condamnations vont de 20 années de réclusion à la perpétuité, voire à la peine capitale», explique Me Abdallah Heboul.
Réforme anticonstitutionnelle
L’avocat précise que la composition des tribunaux criminels a été modifiée à plusieurs reprises. L’unique fois où les assesseurs jurés en ont été exclus, c’était lors de la création des «cours spéciales» en octobre 1992, soit au début de la crise politique et sécuritaire (la décennie noire). «Les autorités algériennes avaient créé les cours spéciales pour juger les actes de terrorisme et de subversion», indique Me Heboul. Fortement critiqué par les professionnels du droit et les organisations internationales, tant en Algérie qu’à l’étranger, le pouvoir de l’époque avait mis un terme à ces juridictions spéciales.
Pour Abdallah Heboul, l’argument le plus fort pour s’opposer à l’exclusion des jurés est l’anticonstitutionnalité de ce projet de réforme porté à bout de bras par le ministre de la Justice.
«Le principe de la participation des citoyens dans l’acte de rendre la justice est inscrit dans l’article 164 de la Constitution qui dispose que la justice est rendue par des magistrats et qu’ils peuvent être assistés par des assesseurs populaires. Ce principe figure dans les Constitutions de 1976, de 1989 et dans l’actuelle qui a été adoptée en 1996. Comment expliquer que les jurés, qui étaient acceptés durant l’ère socialiste, sous la dictature de Boumediene, durant la période du terrorisme, soient supprimés avec l’avènement de ‘l’Algérie nouvelle’ promise par Abdelmadjid Tebboune?», s’interroge Me Heboul.
Arguments «fallacieux»
Par ailleurs, il estime que l’étude réalisée par le ministre de la Justice pour justifier la suppression des jurés est «très intrigante». En effet, ses rédacteurs considèrent que «le juge populaire (le jury) n’a pas assez de connaissances en matière de droit procédural et substantiel, notamment les affaires spéciales telles que celles issues de l’utilisation des technologies».
Me Abdallah qualifie ces arguments de fallacieux. «Cinquante-huit ans après l’indépendance, les pouvoirs publics prennent conscience de l’incapacité des citoyens à siéger dans les tribunaux criminels. Cette étude met également en doute la capacité des citoyens à participer à un procès équitable.» Il dénonce aussi la référence financière –inscrite dans le rapport et censée justifier l’abandon du recours aux jurés–, selon laquelle l’État a alloué aux tribunaux criminels un budget de 520 millions de dinars (3,4 millions d’euros) en 2019.
«C’est un autre argument inacceptable car les jurés reçoivent à peine 1.000 dinars (6,60 euros) par jour. La seule explication, c’est que l’on souhaite mettre un terme à la participation du citoyen dans l’acte de rendre justice. L’activité des jurés au sein des tribunaux, surtout lors de sessions criminelles, est un des aspects de la souveraineté populaire», assure-t-il.
Abdallah Heboul est convaincu que cette réforme n’a qu’un seul objectif : «Éviter qu’à l’avenir, des citoyens siègent dans des procès dans lesquels seront impliqués de hauts responsables politiques.»
Depuis 2019, plusieurs personnalités du régime du Président Abdelaziz Bouteflika ont été traduites et condamnées par des tribunaux de délits, essentiellement pour des faits de corruption. «Il est possible qu’à l’avenir ils soient poursuivis pour des faits qualifiés de crimes, ils seront alors déférés devant des juridictions criminelles.»
«Pour le pouvoir, il est inconcevable que ces individus soient jugés par des tribunaux populaires. Pour la symbolique, il est impossible qu’un citoyen juge un chef du gouvernement, un ministre ou un wali (préfet). À mon avis, c’est l’arrière-pensée de cette nouvelle réforme», explique Me Heboul.
Le ministère de la Justice n’a pas encore défini de calendrier pour engager ce projet de réforme. Mais si l’amendement du Code de procédure pénale devait avoir lieu dans les prochains mois, il est certain qu’il serait adopté sans sourciller par les deux chambres du Parlement.