Le ton des autorités françaises était résolument à l’offensive à la suite de la décapitation de Samuel Paty. À l’occasion de l’hommage à l’enseignant, le Président de la République a déclaré que «nous continuerons ce combat pour la liberté» et que «nous ne renoncerons pas aux caricatures, aux dessins». Mais cette promesse de fermeté a attisé les braises dans le monde arabo-musulman.
Déjà échauffé par le projet de loi sur le séparatisme, le Président turc Recep Tayyip Erdogan a remis en question, le 24 octobre, «la santé mentale» de son homologue français en raison de son attitude envers les musulmans: «Macron a besoin de se faire soigner», a-t-il ajouté. Des propos dénoncés par l’Élysée, qui a immédiatement rappelé son ambassadeur. Ce qui n’a pas suffi: réitérant ses déclarations virulentes ce 26 octobre, le Président turc a appelé sa population à boycotter les produits français, accusant Emmanuel Macron d’avoir «commencé à encourager les attaques contre les musulmans.»
De l’offensive à la défensive
À l’instar d’Ankara, le Premier ministre pakistanais a accusé Emmanuel Macron d’«attaquer l’islam». Le Maroc, la Jordanie, l’Arabie saoudite, le Koweït se sont également insurgés contre la volonté française de continuer à publier des caricatures de Mahomet.
L’Organisation de la Coopération Islamique (OCI), une sorte d’Onu des pays musulmans, a déploré «les propos de certains responsables français […] susceptibles de nuire aux relations franco-musulmanes». Les appels au boycott de produits français se sont répandus sur les réseaux sociaux dans le monde musulman. Les emblématiques fromages Kiri et Babybel ont effectivement été retirés des rayons de magasins au Koweït. Quelques manifestations éparses ont aussi eu lieu au Liban, en Syrie, en Israël, à Gaza et en Libye, où des photos de Macron et des drapeaux tricolores ont été brûlés. Plus concrètement, plusieurs sites Internet français ont subi ce 26 octobre une vague de piratages informatiques affichant des messages de propagande islamiste.
Interrogé par Sputnik, Christian Chesnot, journaliste à France Inter et spécialiste du Moyen-Orient, prévient qu’à l’image de l’Hexagone en pâtira forcément. Au moins à court terme.
«En termes de réputation, les Arabes, les musulmans, les gens du Golfe disent “vous êtes antimusulmans”. C’est ça le risque, d’apparaître comme un pays contre les musulmans», résume Christian Chesnot.
La France verrait donc sa réputation «écornée», elle qui a longtemps bénéficié d’une bonne image au Proche et au Moyen-Orient, notamment lors du refus de Jacques Chirac de s’engager aux côtés des Américains en Irak en 2003. Ayant vécu dans le monde arabe, le reporter explique que la position de Paris est «mal comprise», notamment le concept de laïcité qui «n’a pas de traduction en arabe». Il évoque une «phase incandescente» et de «l’hystérie». S’il considère que «l’émotion ne dure pas longtemps», il juge toutefois qu’elle «laisse des traces». «C’est ça le danger,» ponctue-t-il. La Jordanie et l’Arabie saoudite, considérées comme des alliés de la France, ont d’ailleurs également participé à l’hallali. Comment l’expliquer?
«Il y a une bronca générale parce que ça touche au sacré. Les dirigeants de ces pays doivent prendre en compte les sentiments de la population, ils sont aussi dans une posture compliquée.»
De plus, les tensions avec la Turquie depuis plusieurs années au sujet des migrants, et maintenant sur la Méditerranée orientale, sur le Haut-Karabakh, la Syrie, n’arrangent pas la donne. Recep Tayyip Erdogan met de «l’huile sur le feu» et n’est pas «dans l’apaisement», observe Chesnot, soulignant l’agenda géopolitique et le soft Power entretenu par la Turquie: «les réseaux d’islam politique turcs en Europe sont très puissants, y compris en France.»
«À tout moment, un attentat peut arriver en France»
Simple colère passagère ou rupture diplomatique? Se souvenant du précédent boycott en 2004, à l’occasion de l’adoption de la loi interdisant le voile à l’école, Chesnot estime que la «crise s’était résolue très vite», mais qu’aujourd’hui «le symbole est certainement plus fort». Il est encore trop tôt pour juger ce «coup de chaud», prévu par les autorités françaises, qui selon le journaliste, «s’attendaient à ce type de riposte et de colère dans le monde arabe.» L’objectif des ambassades françaises dans les pays musulmans sera alors de «déminer, d’expliquer, de faire de la pédagogie» afin de parvenir à distinguer entre «la réaction très vive, très instinctive, de ces boycotts» et «les relations d’État et les grands dossiers». Une ligne de défense ambitieuse pour la diplomatie française que le spécialiste du Moyen-Orient qualifie de «paratonnerre».
Dans une série de tweets, Emmanuel Macron a aussi affirmé sa détermination. Si Angela Merkel et Sebastian Kurz ont notamment condamné les propos «diffamatoires» du Président Erdogan, Christian Chesnot n’est pas optimiste sur le fond:
«Évidemment, la France est un petit peu seule. Parce que même d’autres pays européens, que ce soit les Anglo-saxons ou d’autres, n’ont pas ce type de débat. Là forcément, la France est en première ligne pour défendre ses valeurs.»
Le Chef de l’État a par ailleurs appelé ce 25 octobre les pays précédemment cités à faire «cesser» les boycotts et manifestations, provenant d’une «minorité radicale», leur demandant aussi d’«assurer la sécurité» des Français vivant sur leur territoire. Car bien sûr, les craintes ne concernent pas seulement l’image de la France.
«Depuis 2015, on est quasiment en alerte permanente, pas seulement en France, mais en Europe. On sait qu’à tout moment, un attentat peut arriver en France, opérer depuis Paris comme on l’a vu avec le Tchétchène, à Conflans ou des attentats téléguidés puisque Daech* n’a pas disparu, Al-Qaida* n’a pas disparu, les groupes djihadistes qui en veulent à la France, aux Européens et aux Occidentaux en général. La menace n’a jamais disparu.»
*Organisations terroristes interdites en Russie