Des morts, des blessés, des manifestations, l’éventualité controversée d’un troisième mandat d’Alassane Ouattara déclenchant le boycott et la désobéissance civile de l’opposition: l’élection du 31 octobre en Côte d’Ivoire s’annonce très mal.
Des affrontements intercommunautaires ont déjà fait sept morts et une quarantaine de blessés depuis le 19 octobre à Dabou, à l’ouest d’Abidjan. Alors que l’opposition rejetait les concessions faites sur la réforme de la commission électorale, le Secrétaire général de l’Onu, Antonio Guterres, a affirmé s’inquiéter «de la situation tendue en Côte d’Ivoire».
Lignes rouges – Jean-Baptiste Mendes reçoit Jean-Claude Félix Tchicaya, géopoliticien et spécialiste de l’Afrique à l’IPSE (Institut Prospective et Sécurité en Europe).
Éventuel troisième mandat d’Alassane Ouattara: les stratégies de l’opposition
Si l’on évoque clairement une crise préélectorale, la réélection très probable d’Alassane Ouattara peut-elle mettre le feu aux poudres? Interrogé par Sputnik, Jean-Claude Félix Tchicaya, géopoliticien et spécialiste de l’Afrique à l’IPSE (Institut Prospective et Sécurité en Europe), refuse de se prononcer: «qui peut savoir?»
Rappelons le très imprévisible scénario du scrutin présidentiel ivoirien depuis début 2020. Le 5 mars, le président Ouattara, au pouvoir depuis 2011, annonçait renoncer à briguer un troisième mandat afin de «laisser la place aux jeunes générations», ce pour quoi Emmanuel Macron l’a publiquement félicité.
Quelques jours plus tard, le Premier ministre Amadou Gon Coulibaly est alors désigné candidat par le RHDP (Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix), le parti de Ouattara, mais il décède le 8 juillet d’un malaise cardiaque. Soucieux de ne pas voir son héritage disparaître, le Président sortant opère un virage à 180 degrés, en annonçant sa candidature pour un troisième mandat le 6 août invoquant un «cas de force majeure», ce qui provoque des manifestations. Problème de taille, la Constitution n’autorise que deux mandats, ce que rappelle avec virulence l’opposition. Alassane Ouattara lui rétorque que la nouvelle loi fondamentale datant de 2016 a remis les comptes à zéro. Jean-Claude Félix Tchicaya ne prend pas de pincettes quand il évoque l’élection de ce 31 octobre qui «manque de crédibilité pour une chose principale, ce troisième mandat qui serait illégitime.»
La question a toutefois été réglée par le Conseil constitutionnel, qui a validé la candidature d’Alassane Ouattara, ainsi que celles du député Kouadio Konan Bertin, d’Henri Konan Bédié et de Pascal Affi Nguessan. Après un premier appel à la désobéissance civile, ces deux derniers, opposants les plus virulents à Alassane Ouattara, ont même préconisé le «boycott actif», sans toutefois retirer leurs candidatures. Comment le justifier? Le chercheur de l’IPSE répond à Sputnik:
«L’objectif est de dénoncer le fait que toutes les conditions ne sont pas réunies pour que le scrutin offre toutes les garanties, qu’il soit équitable et inclusif. Ils [Henri Konan Bédié et de Pascal Affi Nguessan, ndlr] n’ont pas arrêté de faire campagne, ils usent de tous les voies et moyens sur le plan de la communication politique pour continuer à exprimer leurs désaccords et comment se déroule cette campagne. Il s’agit d’une désobéissance civile.»
Le rôle de la CEDEAO et de la France
Une délégation de l’organisation régionale s’est même rendue dans le pays les 18 et 19 octobre, appelant le pouvoir et l’opposition à «des efforts considérables» pour apaiser la situation, invitant l’opposition à «reconsidérer sérieusement» sa «décision de boycotter l’élection». Jean-Claude Félix Tchicaya dénonce le deux poids, deux mesures de l’attitude de la CEDEAO, virulente vis-à-vis du Mali et apaisante face à la Guinée et la Côte d’Ivoire:
«On peut exhorter la CEDEAO à être plus prompte à faire respecter les Constitutions à ceux qui veulent se maintenir au pouvoir en triturant la Constitution, pour se présenter pour un troisième mandat illégitime […] La CEDEAO a été très dure avec le Mali […] Beaucoup d’Africains de l’Ouest pensent que la CEDEAO est plus un club de chefs d’État qu’une institution régionale au service des peuples.»
L’attitude de la France est plus complexe à décrypter. La peur des accusations de néo-colonialisme et de la Françafrique explique en partie le «silence assourdissant» de Pairs, qu’observe le chercheur de l’IPSE:
«Il se dit que la France serait gênée aux entournures, il est impossible de soutenir une personne qui floue le droit.»
Que s’est-il réellement passé lors du déjeuner entre les deux chefs d’État le 4 septembre à l’Élysée? L’hebdomadaire Jeune Afrique a révélé que le débat avait été «tendu», le Président de la République s’inquiétant des tensions sociopolitiques, suggérant même le report du scrutin afin qu’Alassane Ouattara, Laurent Gbagbo et Henri Konan Bédié puissent tous trois retirer leur candidature. Ce qu’aurait refusé visiblement son interlocuteur. Quelles leçons peut-on en tirer? Jean-Claude Félix Tchicaya fustige le gouvernement ivoirien:
«Il [le Président Alassane Ouattara, ndlr] est venu avec un certain nombre de ministres chercher l’adoubement de la France et du Président Macron. Cela ne s’est pas très bien passé. Il est assez paradoxal de se dire panafricain, indépendant, l’année des 60 ans de l’indépendance, 1960-2020, et on vient encore voir l’ancien colonisateur pour demander “vous nous soutenez?”. C’est se prendre pour une sous-préfecture et de prendre la France pour une préfecture, tout en disant le contraire.»