Il ressort de l’édition 2020 de l’Africa CEOs Survey, publiée fin septembre par le cabinet Deloitte en collaboration avec l'Africa CEO Forum, que le top 10 des pays d’Afrique les plus attractifs pour les chefs d’entreprise africains reste dominé, pour la deuxième année consécutive, par la Côte d’Ivoire. Le pays devance, dans l’ordre, le Kenya, le Ghana, le Sénégal, le Rwanda, l’Éthiopie, le Nigeria, le Maroc, la République démocratique du Congo et l’Afrique du Sud
«Ce qu’il faut souligner d’emblée, c’est que les précisions du rapport sont claires: il ne s’agissait pas d’analyser les fondamentaux des économies, mais plutôt de tirer les conclusions d’une question qui a été posée aux chefs d’entreprise, celle de savoir quels pays africains leur semblent les plus attractifs pour investir à l’heure actuelle. C'est donc, a priori, de façon subjective que ces derniers ont désigné la Côte d’Ivoire comme étant le pays le plus attractif», a déclaré Séraphin Prao.
D’après le professeur, c’est en général après une analyse rigoureuse de certains fondamentaux que les chefs d’entreprise se décident à investir dans un pays donné. Et pour une bonne analyse, a-t-il expliqué, «il faut, de façon pédagogique, relever que les déterminants des investissements directs étrangers (IDE) peuvent être classés en trois groupes: macroéconomiques, microéconomiques et institutionnels».
Sur le plan macroéconomique, on retrouve le climat des affaires qui est un facteur très important pour espérer attirer des capitaux dans un pays. Mais aussi la qualité des infrastructures (routes, écoles, eau, électricité, fibre optique...), la fiscalité, la croissance économique, l’image du pays à l’étranger. Au niveau microéconomique, le capital humain est essentiel, mais aussi la compétitivité des sociétés, le dynamisme du tourisme et l’esprit d’entreprise. Enfin, sur le plan institutionnel, il faut compter sur la qualité des institutions (politiques, financières et bancaires), le niveau de corruption et le niveau de développement du système financier.
La Côte d’Ivoire à l’épreuve des IDE
Selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), les IDE en Côte d’Ivoire ont progressé de 35% sur la période 2016-2018. Ils sont ainsi passés de 577 millions à 913 millions de dollars (323 milliards à 510 milliards de francs CFA). Le pays se présente comme le plus attractif de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA, qui compte huit États) avec 28% de parts, contre 20% pour le Sénégal et 15% respectivement pour le Mali et le Niger.
En revanche, sur les 11 milliards de dollars (6.153 milliards de francs CFA) d’IDE reçus au cours de cette période par la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (Cedeao, qui comprend les huit États de l’UEMOA plus sept autres dont le Nigeria et le Ghana), la part de la Côte d’Ivoire s’avère marginale. Elle ne représente que 5,4%, loin derrière les 32% du Nigeria et les 30% du Ghana.
Et au niveau mondial, les choses se corsent encore plus avec une part de seulement 0,06% pour le pays.
«Comme on peut le voir, en Afrique, rien qu’au niveau de la Cedeao, le Nigeria et le Ghana dament le pion à la Côte d’Ivoire», relève Séraphin Prao.
Un autre indicateur, selon lui, du caractère «subjectif» de cette étude: la catégorie visée est différente d’un rapport à l’autre. Dans un cas, il s’agit uniquement d’investisseurs africains (Africa CEOs Survey), dans l’autre, d’investisseurs internationaux, africains inclus (rapport Cnuced).
Ce simple constat, selon le professeur, «mène à s’interroger un peu plus sur le rapport du cabinet Deloitte, qui est sujet à controverse quand on considère l'environnement des affaires en Côte d'Ivoire».
Un environnement des affaires à améliorer
L'environnement des affaires dans un pays peut être évalué au regard de paramètres comme le niveau de corruption, l'indice de facilité à traiter des affaires établi en 2003 par la Banque mondiale, et l'indice de développement humain (IDH) élaboré en 1990 par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD).
Dans son rapport Doing Business 2020, la Banque mondiale classe le pays au 110e rang mondial sur 190 États en matière de facilité à faire des affaires. À titre d'illustration, il faut plus de 200 heures pour remplir les formalités douanières d'exportation pour le transport maritime contre 13 heures dans les économies à revenu élevé de l'OCDE.
«Que ce soit le Rwanda (38e dans le monde et 2e en Afrique), le Maroc (53e/3e), le Kenya (56e/4e) ou l'Afrique du Sud (84e/6e), plusieurs pays du top 10 que l'on retrouve dans le classement du rapport Deloitte occupent un bien meilleur rang que la Côte d'Ivoire dans le rapport Doing Business. On peut une nouvelle fois s'interroger sur ce qui a motivé le choix de ces chefs d'entreprise», a souligné le professeur.
Par ailleurs, selon le rapport 2019 de Transparency International sur l'indice de perception de la corruption, la Côte d'Ivoire occupe la 106e place sur 180 pays dans le monde pour ce qui est de la corruption dans le secteur public.
«Quand on se penche sur tous ces indicateurs qui constituent un véritable tableau de bord pour les investisseurs, on s’aperçoit que de nombreux pays devancent la Côte d’Ivoire. Par ailleurs, après avoir enregistré un taux de croissance qui a été en moyenne de 8% depuis 2012, le pays table sur un taux prévisionnel d’environ 3,5% en 2020 en raison de la crise liée au Covid-19. À tout ceci, il ne faut surtout pas oublier de souligner que, comme tout le monde le sait, le pays connaît une crise préélectorale qui risque de déboucher sur une nouvelle crise postélectorale», a déclaré Séraphin Prao.
Selon lui, au vu de la situation sociopolitique en Côte d’Ivoire qui s’annonce déjà tendue (à cause de la présidentielle) en 2020, il y a normalement un comportement d’attentisme chez les investisseurs vis-à-vis du pays.
«Pour conclure, au regard de tous ces fondamentaux qui ne sont pas à l’avantage de la Côte d’Ivoire, je doute un peu de la sincérité et de la fiabilité des conclusions du rapport Deloitte, qui me semblent davantage relever d’un lobbying médiatique pour le compte des autorités ivoiriennes actuelles», a déclaré le Dr Séraphin Prao.