Le magazine d'investigation hebdomadaire de Bernard de La Villardière est encore une fois dans l’œil du cyclone au Maghreb. Dimanche 20 septembre, en deuxième partie de soirée, Enquête Exclusive consacrait un documentaire de 75 minutes à l’Algérie. «Le pays de toutes les révoltes», tel a été l’angle d’attaque pour mettre en lumière le mouvement de protestation populaire, le fameux Hirak, qui secoue le pays depuis début février 2019.
Le reportage a donné la parole à trois jeunes Algériens. Tous racontent, à visage découvert, leur vécu, leurs frustrations et leurs espoirs pour l'avenir de leur pays. Celui-ci est décrit dans l'émission comme «l'un des plus fermés du bassin méditerranéen». Son régime est qualifié d’«autoritaire et corrompu». Ces commentaires sont lancés d’une voix grave et à travers des phrases chocs, dans le pur style d’Enquête exclusive. Sauf que le contenu semble avoir choqué beaucoup de monde.
Le reportage en question, diffusé dimanche dernier en fin de soirée sur la chaîne M6
Chômage de masse, difficultés d’accès au logement, désespoir des harragas (immigrants clandestins), marginalisation des femmes dans la société… L’émission brosse un tableau sombre de la situation de l’Algérie d’aujourd’hui. Sans surprise, ce tableau n’a pas été du goût des autorités algériennes. La preuve, dès le lendemain de la diffusion du documentaire, le ministère algérien de la Communication a décidé d'interdire tout bonnement la chaîne française dans le pays. Il accuse M6 de porter «un regard biaisé sur le hirak» à travers son reportage «réalisé par une équipe munie d'une fausse autorisation de tournage». Il fustige également l’émission pour les «témoignages insipides» rapportés, les «clichés les plus réducteurs» véhiculés ainsi que la «somme d'anecdotes sans profondeur» diffusée. Le même département menace même d'engager des poursuites contre les auteurs du reportage pour «faux en écriture authentique ou publique». Si une telle réaction était prévisible, celle du grand public, non seulement algérien mais plus largement maghrébin, l’était beaucoup moins.
Des Maghrébins unis contre M6
En éteignant leur poste de télévision dimanche soir, de nombreux Algériens se sont rués sur les réseaux sociaux. Ils ont été les premiers à crier leur colère contre M6. Pour certains, le reportage est «caricatural», pour d’autres, il verse dans «les méandres des clichés habituels». Ce qui semble les avoir le plus irrités, c’est le traitement réservé à la question des droits de la femme. Ce passage en particulier pourrait avoir été le déclencheur de l’avalanche de critiques: «Aux yeux de la loi, les femmes algériennes sont mineures à vie. Il leur est interdit de voyager ou de travailler sans l'aval d'un tuteur, leur père, leur frère ou leur mari.»
S’invitant dans la polémique à sa naissance, des commentateurs marocains et tunisiens ont eux aussi fait part de leur indignation. Ils regrettent à leur tour une représentation «tronquée» de la réalité. Mais l’objet de leur colère portait davantage sur l’image «stéréotypée» des Maghrébins «renvoyée par M6 à chaque reportage sur l’un des pays de la région».
Hier soir, grâce à la voix off de Enquête Exclusif j’ai appris que « Labess » ça voulait dire en fait « alors est ce que y’a des bateaux pour quitter l’Algerie », moi pendant toutes ces années je pensais que ça voulait dire juste « ça va ».
Rares sont les internautes qui ont navigué à contre-courant. Parmi ceux-ci, certains ont invité les Algériens à «regarder plutôt les réalités de leur pays en face». Pour eux, l’émission est irréprochable.
Soupçons de manipulation
Les invectives se sont vite intensifiées, surtout après les rétropédalages des témoins présentés dans l’émission. Dès lundi 21 septembre, l'une des protagonistes du documentaire, Noor, youtubeuse et influenceuse algérienne connue, a exprimé son regret d’y avoir participé. La jeune femme a déploré «le manque de professionnalisme» de la chaîne française. Elle s’est dit «scandalisée par la censure» dont elle affirme avoir été l'objet. Sur son compte Instagram, qui compte 1,8 millions d'abonnés, Noor a même publié cette mise au point. «Lorsque vous m'avez contactée, il a été question qu'on parle de l'émancipation de la femme algérienne», écrit-elle. «Vous avez gardé les propos qui arrangent vos mauvaises intentions», a-t-elle poursuivi. Elle dénonce aussi la fausse étiquette qui lui a été collée, faisant d’elle une «mineure à vie» qui doit «demander l'autorisation à son mari pour voyager ou travailler».
«J'étais loin de m'imaginer que j'allais être utilisée, mon mari et moi pour donner une mauvaise image des femmes et des hommes algériens, et de notre pays, l'Algérie.», déplore-t-elle sur Instagram.
Contactée par Sputnik, la comédienne Nadjes Asli regrette profondément, elle aussi, sa participation. Elle est la deuxième principale intervenante dans le reportage de M6.
«J’ai été trompée, trahie et manipulée. Il n'a jamais été convenu de parler du hirak ou des événements politiques qui secouent le pays. Il était plutôt question d'aborder des sujets culturels et sociétaux dans le cadre d'un reportage socioculturel sur la jeunesse algérienne. À la place, mes propos ont été déformés et mis en scène dans un contexte tendancieux, politique, dans le cadre d’un documentaire à charge contre la société dans laquelle je vis et qui se retrouve aujourd’hui stigmatisée et caricaturée (…). C’est une grave entrave à l'éthique et à la déontologie dont s'est rendu coupable M6, qui peut nuire à mon intégrité physique. J’userai de mes droits pour réclamer réparation», s’insurge-t-elle.
Nouvelle crise politique entre Alger et Paris?
Les réactions des deux jeunes femmes apportent de l’eau au moulin des autorités qui estiment qu'il «n'est pas fortuit que ces médias, outillés pour exécuter un agenda visant à ternir l'image de l'Algérie et à fissurer la confiance indéfectible établie entre le peuple algérien et ses institutions, agissent de concert et à différents niveaux et supports». Cette colère officielle qui épouse les mêmes arguments que certains commentateurs maghrébins rappellent la «crise diplomatique» survenue en mai dernier entre Alger et Paris. C’était, là aussi, au lendemain de la diffusion par la chaîne publique France 5 d'un autre documentaire polémique portant sur la jeunesse algérienne et le Hirak. L'Algérie avait alors rappelé son ambassadeur en France «pour consultation».
«L’interdiction de M6 n’est qu’une mini-crise, un simple coup de chaud qui va vite passer. D’ailleurs, la réaction du ministère de la Communication n’est que symbolique et n’est d’aucune réelle profondeur. C’est juste une démonstration d'un mécontentement, jouant sur la carte nationaliste, souverainiste. Dans quelques jours, on passera à autre chose», pronostique M.Djabi.
Le sociologue algérien juge normale la vague de colère que ce reportage a provoquée en Algérie et dans les pays voisins. Selon lui, les raisons pour lesquelles les documentaires comme Algérie: Le pays de toutes les révoltes ne passent pas dans les société maghrébines qui sont multiples.
«D’abord, il y a la mauvaise représentation. Malheureusement, très souvent ce type de documentaire tombe dans les mêmes clichés ancrés sur le sexe, la religion ou encore la place de la femme dans les sociétés maghrébines. D’ailleurs, ce qui a cristallisé la colère des internautes dimanche dernier, c’est surtout la façon dont la femme algérienne a été représentée dans le reportage. Contrairement à ce qu’on a voulu véhiculer, les femmes en Algérie n'ont pas besoin d'autorisation pour travailler ou pour voyager. Personne ne l'interdit, même pas la loi. Cela ne reflète pas la réalité sur le terrain. Naturellement, les gens ont réagi», explique le sociologue.
Le spécialiste nuance toutefois la réaction de rejet en affirmant qu’il y a une part de vérité dans ces reportages.
«Pour l’émission sur l’Algérie, par exemple, les problèmes des harragas, du chômage de masse et les difficultés d’accès au logement sont de véritable fléaux connus et reconnus. Ils gangrènent la société algérienne et font d’ailleurs sortir les manifestants dans les rues du pays», argumente-t-il.
Si la crise sanitaire a entraîné la suspension des marches du Hirak dès la mi-mars dans le pays, ces manifestations ne devraient pas tarder à reprendre, selon le sociologue algérien.
M6 clame son innocence
En réponse aux violente critiques et surtout à la sanction qui lui a été infligée par les autorités algériennes, la chaîne française a publié un communiqué dans l’après-midi du mardi 22 septembre. M6 y réfute les accusations ayant motivé son interdiction en Algérie. La chaîne dément catégoriquement avoir eu recours à de fausses autorisations de tournage en assurant qu’elle était en règle. M6 précise que son équipe a été contrôlée à plusieurs reprises par les autorités algériennes qui l’auraient laissée travailler au vu de son autorisation.
«M6 renouvelle sa confiance au producteur (du reportage) Patrick Spica ainsi qu’aux journalistes qui ont réalisé cette enquête dans le respect des principes déontologiques attachés à leur profession (…). Les évolutions de la société algérienne constituent un sujet d’intérêt général qui mérite d’être traité dans le cadre du droit légitime à l’information du public», détaille le communiqué de la chaîne.
Affirmant n’avoir jamais cherché à ternir l’image de l’Algérie, M6 demande au gouvernement algérien de revenir sur sa décision, l’appelant à la laisser travailler sur place, «afin de poursuivre de façon objective et sans aucune polémique sa mission d’information». Il n’est pas sûr que ces arguments défensifs convainquent les autorités concernées, encore moins certains téléspectateurs en colère. Ceux-ci continuent à tirer à boulets rouges sur M6.